Riviera

Du nom commun au toponyme puis à la notion, l’analyse de la trajectoire de ce terme révèle à la fois un pan de l’histoire du tourisme, par le jeu des analogies et le rôle de modèle que peuvent prendre certains lieux, en l’occurrence la Côte d’Azur, mais également l’évolution des paradigmes dans l’approche scientifique du tourisme.

La trajectoire d’un mot

Du latin riparia, issu de l’adjectif riparius, «de la rive, qui se tient sur les rives», découle en français médiéval les termes de «rive», «rivage» ou «rivière». L’italien riviera, pour désigner un cours d’eau, est emprunté au français et a donné le terme géographique Riviera pour nommer la côte de Gênes entre La Spezia et Nice (Ill. 1). Ce toponyme, qualifiant la plus grande partie du littoral du golfe de Gênes, est devenu une notion géographique qu’on trouve dans quelques dictionnaires de la discipline, eu égard au processus de duplication et de diffusion du terme. Dans celui de Pierre George, la notion est ainsi définie: «Nom commun issu du nom géographique des rivages italiens du golfe de Gênes et désignant une côte abritée des intempéries propres aux cultures délicates et au tourisme» (George, 1974, p.373). Pour Roger Brunet, il s’agit d’un «type de côte touristique dominée par la résidence riche, densément occupée, avec un relief accusé, de nombreux caps et baies, un climat considéré comme enchanter» (1992, p.395).

Vue depuis les hauteurs du cap Martin

Ill. 1. Le cap Martin (Roquebrune-Cap-Martin) © J.-Ch. Gay, 2013

La Riviera est à cheval sur trois pays, l’Italie, la France et la principauté de Monaco. La Riviera italienne se divise en deux sous-ensembles: la Riviera di Ponente, à l’ouest de Gênes, elle-même subdivisée entre la Riviera delle Palme et Riviera dei Fiori (Ill. 2); la Riviera di Levante, à l’est de Gênes. Côté français, rien de tel, mais l’apparition en 1887, sous la plume de l’avocat, homme de lettres, haut fonctionnaire et dandy Stéphen Liégeard (1830-1925), de l’appellation «Côte d’Azur», pour qualifier une mince bande côtière allant grosso modo de Cassis à San Remo, va rapidement prendre le dessus sur «Riviera», du moins dans le monde francophone. Dans le monde anglophone, «French Riviera» est resté le toponyme le plus courant.

Vue aérienne de San Remo

Ill. 2. La station de San Remo sur la Riviera dei Fiori (Ligurie) © J.-Ch. Gay, 2017

Des rivieras aux quatre coins du monde

La Côte d’Azur va servir de modèle dans le monde entier, eu égard à la qualité des villes d’hiver qui émergèrent, avec leur intense vie mondaine et leur urbanité spécifique (Violier, Duhamel, Gay et Mondou, 2021). Une multitude de lieux touristiques se prévalent d’une ressemblance avec la Riviera en se qualifiant eux-mêmes de «riviera». Cette stratégie promotionnelle est ancienne, puisqu’elle remonte au 19e siècle, et a eu tendance à se répandre, en concernant des lieux de plus en plus éloignés et différents de la Riviera éponyme. Ainsi, l’emprunt de ces régions côtières repose sur une série d’analogies que nous avons regroupée en trois catégories: climatiques, topographiques et sociétales (Ill. 3). La Riviera jouit d’un climat d’abri, qui la protège des rigueurs de l’hiver, spécialement du mistral, un vent du nord froid et violent qui souffle en Provence. La topographie, c’est-à-dire un versant tombant dans la mer et orienté au sud, donc un adret, est un facteur majeur pour comprendre cet effet d’abri. Cet arrière-plan montagneux constitue également un paysage valorisé. Enfin, l’existence d’une population riche en villégiature, qui produit un territoire à son image, c’est-à-dire marqué par l’opulence et le souci de l’ornementation, avec une architecture monumentale et ostentatoire, conduit à une troisième analogie que l’on peut qualifier de sociétale.

Cette dynamique toponymique correspond à des circulations d’hommes et d’idées. Les élites européennes au 19e siècle passent d’un littoral à un autre. Au sein de cette classe dominante, cosmopolite et très mobile, l’information circule vite et fréquenter plusieurs lieux permet d’entretenir son capital social. Les élites nord ou sud-américaines traversent l’océan Atlantique chaque hiver pour se rendre en Europe. Les architectes John Carrère et Thomas Hastings, qui ont dessiné les hôtels Ponce de Leon et Alcazar de St Augustine (Braden, 2002, p.148), intitulèrent leur ouvrage Florida, the American Rivièra (sic) publié à New York par Gilliss brothers & Turnure en 1887, car ils avaient fait leurs études à l’École des Beaux-Arts à Paris et connaissaient sûrement Nice et la Côte d’Azur. Certains passent d’une riviera à l’autre en pratiquant la multi-résidence, comme Robert Smith qui avait un château à Nice et à Torquay, sur la «Riviera anglaise». Des lieux sont en contact, comme San Remo et Atami, sur la péninsule d’Izu, la Riviera japonaise, qui sont jumelés depuis 1976. À San Remo, il existe un jardin japonais au milieu du jardin Ormond en l’honneur de ce jumelage, et un «parc San Remo» à Atami. Dans le tableau ci-dessous (ill. 3), nous avons classé un certain nombre de rivieras en fonction de leur degré de ressemblances avec la Riviera éponyme.

Ill. 3. Gradation dans la similarité de quelques rivieras (réalisation: Jean-Christophe Gay)

Les rivieras mimétiques

Parmi cette liste non exhaustive, quatre rivieras présentent de fortes ressemblances avec la Riviera, bien que leur mise en tourisme et leurs caractéristiques climatiques, topographiques et sociétales ne soient pas complètement identiques. Dès leur naissance, les littoraux touristiques autour d’Opatija, Yalta et Sotchi ont été respectivement qualifiés de «Riviera autrichienne» (Rapp, Rapp-Wimberger, 2013), de «Riviera criméenne» et de «Riviera caucasienne». On voulut faire d’Opatija un «autre Nice» et les Soviétiques présentaient volontiers Yalta comme la «Nice rouge».

Les Habsbourg d’Autriche jouissent de leurs littoraux istriens, avec Portoroz (Slovénie) et dalmates, avec Opatija (Croatie), qui devient alors un lieu touristique fameux, situé au pied du Carso ou Karst, un haut-plateau des Alpes dinariques qui le protège de la bora, un vent du nord soufflant sur la mer Adriatique violent et glacial en hiver, particulièrement turbulent et fort sur Trieste ou le golfe de Kvarner. Opatija présente le plus de ressemblance avec la Riviera par sa topographie, son climat et la société qui l’a créée. En 1860, l’impératrice Maria-Anna, femme de l’ex-empereur Ferdinand 1er d’Autriche, y réside. Au début des années 1880, Frederich Schüller, directeur-général de la compagnie de chemin de fer Südbahngesellschaft qui dessert Opatija depuis 1873, décide d’y développer le tourisme. Cette compagnie achète la Villa Angiolina et se lance dans un programme immobilier. Opatija se métamorphose rapidement avec la construction de villas et d’hôtels, destinés à accueillir les personnes les plus importantes (Ill. 4). Le déclin de cette station, une des plus chics de la Belle Époque, correspond aux bouleversements géopolitiques des Balkans à partir de 1914.

L’hôtel Kvarner à Opatija et sa terrasse donnant sur la mer

Ill. 4. L’hôtel Kvarner à Opatija (Croatie) construit à la Belle Époque © J.-Ch. Gay, 2007

Yalta, nichée sur le versant méridional des monts de Crimée, tombant littéralement dans la mer et culminant à plus de 1.500 mètres d’altitude est découverte dès 1810-1820 par l’élite russe. En 1860, les Romanov achètent le domaine de Livadie, dans la banlieue de Yalta. À l’instar d’Opatija, l’installation saisonnière de la haute aristocratie, en l’occurrence ici la famille du tsar, et plus tard des hiérarques soviétiques, pour profiter de la douceur du climat, combinée aux conseils de médecins influents vantant le caractère salvateur de l’air, garantissent le succès de ce littoral. Plus à l’est, au pied du Caucase, c’est le père de la spéléologie moderne, Edouard-Alfred Martel (1859-1938) qui nomme ce littoral la «Riviera du Caucase», titre de son récit de voyage dans cette région. La Riviera vaudoise, qui apparaît à la fin du 19e siècle, bien que lacustre, a de fortes ressemblances avec la Riviera. Vevey ou Montreux sont des stations extrêmement chics qui bénéficient d’un cadre exceptionnel. C’est la riviera alpine la plus connue.

Les rivieras exotiques

Les rivieras exotiques présentent de fortes différences avec la Riviera. Pour certaines, l’analogie n’est que sociale, comme sur la mer Baltique Jurmala, la riviera lettone, ou Heringsdorf (Allemagne), la «Nice de la Baltique» sur le littoral de la «Riviera allemande», où on utilise ce toponyme pour mettre en relief la qualité des personnes qui les fréquentent, et donc l’aménité des lieux, quand bien même le climat et la topographie n’ont pas grand-chose à voir avec la Riviera. La «Riviera anglaise» est née à l’époque victorienne, quand la relative douceur du climat des Cornouailles, au sein des îles britanniques, a été comparée à celle de la Côte d’Azur, la station de Torquay en étant la principale bénéficiaire. La riviera romagnole renvoie à la Ligurie qu’elle concurrence (Biagini, 1990).

Outre-Atlantique, la Floride devint un lieu majeur d’hivernage pour des habitants du nord-est du pays, sous l’impulsion des hommes d’affaires Henry Plant (1819-1899) et Henry Flagler (1830-1913). Ce dernier nomma la côte est de la Floride l’American Riviera pour faire venir les riches Étatsuniens qui avait l’habitude d’aller chaque hiver sur la Côte d’Azur (Braden, 2002). La mise en tourisme du littoral de Palm Beach à Miami est liée à ce dernier qui fait de Palm Beach une station d’hiver en 1890 et de Miami à la toute fin de ce siècle. Il renforce l’importance de Saint Augustine avec l’ouverture en 1887 de l’Hotel Ponce de Leon, de style renaissance espagnole et de 450 chambres. Il bâtit à Palm Beach le Royal Poincinia Hotel, qui totalise 500 chambres à son ouverture en 1894.

À l’ouest de la péninsule c’est Plant qui développe des stations climatiques à partir des lignes de chemin de fer et des hôtels qu’il construit. Le Tampa Bay Hotel de style néo-mauresque compte 511 chambres. Miami, avec l’ouverture du Royal Palm, devient rapidement une station pour hivernants très aisés et il est intéressant de remarquer qu’elle se compare très vite aux «famous resorts of Southern Europe». En empêchant les riches Étatsuniens de se rendre sur la Côte d’Azur en hiver, la Première Guerre mondiale est une aubaine pour Miami, qui se veut donc être la Côte d’Azur américaine.

Côté californien, l’immigration en direction de Los Angeles dès les années 1870 est liée aux qualités vantées de son atmosphère et de son climat hivernal expliquant l’ouverture en 1888 du plus grand resort de l’époque à San Diego, l’Hotel del Coronado. Santa Barbara émerge comme la riviera californienne à la fin du 19e siècle. On fait référence au raffinement et à l’élégance de la Côte d’Azur quand, dans les années 1920, commence à s’élever la «Hollywood Riviera» (Devienne, 2020, p.43).

Au Japon, l’adoption du calendrier grégorien en 1872 et la création du week-end sont à l’origine de la villégiature. Les fonctionnaires partent en vacances et les écoles publiques introduisent 30 jours de congés en été. Pendant que les Européens préfèrent la montagne dans des hill stations (Kariuzawa, Nikko…), des Japonais s’installent en bord de mer, dont beaucoup de dignitaires du gouvernement. La péninsule d’Izu, fut présentée dès 1910 comme la «Riviera of Japan».

La plupart de ces rivieras sont nées à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, quand l’aura de la Côte d’Azur est à son comble, mais quelques-unes émergent plus tard, démontrant la réputation que continue d’avoir la Riviera. Au Cambodge, Kep-sur-Mer, créée sous la colonisation française, devient la riviera cambodgienne ou riviera khmère sous Sihanouk, de 1955 aux débuts des années 1970. La «Riviera maya» au Yucatan (Mexique) est une appellation commerciale adoptée en 1997 par les pouvoirs publics.

On peut remarquer également, que dans le cadre de la formation récente des intercommunalités en France, deux entités ont pris le nom gratifiant de Riviera: la Communauté d’agglomération de la Riviera française (CARF) centrée sur Menton, et la Communauté d’agglomération la Riviera du Levant (CARL) en Guadeloupe, qui correspond au littoral sud de la Grande-Terre, très touristique avec les localités du Gosier ou de Sainte-Anne. Enfin, l’université Nice Sophia Antipolis a été rebaptisée Université Côte d’Azur en 2020 (Ill. 5).

Ill. 5. Logo de l’Université Côte d’Azur

Le retour d’une notion

Au début des années 2000, la notion de riviera semblait avoir fait son temps, renvoyant à une géographie largement influencée par un déterminisme, comme le montre la définition de Pierre George (cf. supra), où on constate que le climat détermine les fonctions. De cette conception théorique découlait les explications permettant de comprendre la mise en tourisme des territoires.

Roger Brunet, quant à lui, est au milieu du gué, avec une définition fonctionnelle et paysagère, hésitant à sortir du déterminisme climatique en évoquant sa perception. Il est symptomatique de constater que dans l’ouvrage de Philippe Duhamel et Philippe Violier sur les littoraux (2009), il n’est à aucun moment question de cette notion.

L’approche géohistorique l’a remise en selle, notamment par le concept de moment de lieu, développé par l’Équipe MIT (2005), qui permet de mettre en évidence les relations de parenté entre les lieux touristiques. Ainsi, le moment de lieu de la Riviera, qui débute à Nice à la fin du 18e siècle, lorsque s’invente l’hivernage et que la ville d’hiver sort de terre, atteint son plein régime dans la seconde moitié du 19e siècle, quand ce littoral devient une référence pour le monde entier. Le basculement de la saisonnalité, qui s’opère dans les années 1920 à Juan-les-Pins (Bottaro et al., 2013), et qui aboutit à la formation d’une nouvelle Riviera, estivale et centrée sur la baignade ou le bronzage, est le fruit d’innovations sociales apparues dans l’océan Pacifique, et plus spécifiquement à Hawaï, lorsqu’un nouveau système d’appréciation du climat et des paysages ainsi qu’une nouvelle esthétique du corps se mettent en place dans les dernières décennies du 19e siècle et au début du siècle suivant.

La Riviera est un des jalons de la diffusion planétaire des pratiques touristiques et de la multiplication des lieux touristiques. Le pouvoir heuristique de cette notion semble donc à creuser.

Jean-Christophe GAY

Bibliographie

  • Biagini Emilio, 1990, La Riviera di Romagna. Sviluppo di un sistema regionale turistico. Bologne, Pàtron Ed, 177 p.
  • Bottaro Alain et al. 2013, Trois Siècles de tourisme dans les Alpes-Maritimes. Milan, Conseil général des Alpes-Maritimes et Silvana Editoriale, 213 p.
  • Braden Susan R., 2002, The Architecture of Leisure. The Florida Resorts Hotels of Henry Flagler and Henry Plant. Gainesville, University Press of Florida, 456 p.
  • Brunet Roger, 1992, Les Mots de la géographie. Paris, La Documentation française, 470 p.
  • Devienne Elsa, 2020, La Ruée vers le sable. Une histoire environnementale des plages de Los Angeles au XXe siècle. Paris, Éditions de la Sorbonne, 288 p.
  • Duhamel Philippe et Violier Philippe, 2009, Tourisme et littoral: un enjeu du monde. Paris, Belin, 192 p.
  • Équipe MIT, 2005, Tourismes 2. Moments de lieux. Paris, Belin, 349 p.
  • Gay Jean-Christophe et Decroly Jean-Michel, 2018, «Les logiques de la diffusion du tourisme dans le monde: une approche géohistorique», L’Espace géographique, n° 2, p. 102-120, en ligne.
  • George Pierre, 1974, Dictionnaire de la géographie. Paris, PUF, 451 p.
  • Liégeard Stéphen, 1887, La Côte d’Azur. Paris, Maison Quantin, 430 p.
  • Martel E.-A. 1908, La Côte d’Azur russe (Riviéra du Caucase). Paris, Delagrave, 358 p.
  • Rapp Christian et Rapp-Wimberger Nadia, 2013, Österreichische Riviera. Wien Entdeckt das Meer. Vienne, Wien Museum-Czernin Verlag, 304 p.
  • Violier Philippe, Duhamel Philippe, Gay Jean-Christophe et Mondou Véronique, 2021, Le Tourisme en France 2, approche régionale, Londres, ISTE, 221 p.