Guide du routard
La célèbre critique de Roland Barthes sur le Guide bleu qui ne connaîtrait «le paysage que sous la forme du pittoresque. Est pittoresque tout ce qui est accidenté. On retrouve ici cette promotion bourgeoise de la montagne, ce vieux mythe alpestre (il date du XIXe siècle) que Gide associait justement à la morale helvético-protestante […]. De même que la montuosité est flattée au point d’anéantir les autres sortes d’horizons, de même l’humanité du pays disparaît au profit exclusif de ses monuments. […] «l’Espagne du Guide Bleu ne connaît qu’un espace, celui que tisse à travers quelques vides innommables une chaîne serrée d’églises, de sacristies, de retables, de croix, de custodes, de tours (toujours octogonales), de groupes sculptés (la Famille et le Travail), de portails romans, de nefs et de crucifix grandeurs natures» (1957, p.123 sqq.) semble avoir été prise pour argent comptant par Philippe Gloaguen, cofondateur du Guide du routard (GdR), qui fait de celui-ci une sorte d’anti-Guide bleu (Gloaguen et Trapier, 1994, p. 180). Il faut dire que le système de valeurs sur lequel reposait les Guides bleus ou verts s’appuyait sur l’ancienneté, le surplombant et l’insolite, la modernité destructrice et une constante nostalgie expliquant cette focalisation sur les vieux monuments, caractéristique leur conférant quasi-automatiquement de l’intérêt (Lerivray, 1975, p. 45).
Cette logique est ébranlée avec les premiers guides de voyage économique qui apparaissent aux États-Unis dans les années 1950, tel Arthur Frommer qui publie en 1955, alors qu’il sert dans l’armée étatsunienne en Allemagne de l’Ouest, The GI’s Guide to Travelling in Europe. Deux ans plus tard, il publie une édition destinée à un public plus large, Europe on Five Dollars a Day, premier d’une longue série. À sa suite, Dustin Burke et Oliver Koppel lance en 1960 un guide intitulé Let’s Go in Europe. Portés sur les fonts baptismaux du tourisme hors des sentiers battus pratiqués par les hippies dans les années 1970, avec la «route des Indes» (hippie trail), naissent deux guides majeurs: le Lonely Planet (littéralement «planète solitaire» !), fondé par Maureen et Tony Wheeler en 1973; la même année, Michel Duval et Philippe Gloaguen sortent leur premier GdR, un guide mondial nourri notamment des voyages de celui-là aux États-Unis et de la «route des Zindes» de celui-ci.
Durant l’été 1973, le premier guide se vend plutôt bien, avec 8 500 exemplaires aux éditions Gedalge. En 1975, le GdR passe chez Hachette et quatre guides sont proposés: l’Asie est tirée à 15 000 exemplaires, les autres à 12 000. C’est l’année où le dessinateur Jean Solé, qui débute dans Pilote et qui sera l’auteur de l’affiche du Père Noël est une ordure (1980), propose le logo de la collection, le fameux routard chevelu et moustachu, au pantalon à pattes d’éléphant et ayant un globe terrestre en guise de sac à dos. Pour les cinquante ans du Guide, celui qui a fait sa notoriété orne toujours sa couverture et sa tranche quoique plus discrètement, mais son look a bien évolué: cheveux plus courts, rouflaquettes et moustache disparues, pantalon plus serré, pataugas remplacés par des chaussures de tennis, montre au poignet…).
On passe de 53 000 guides vendus en 1975 à 83 000 en 1979, avec une collection qui s’enrichit (huit guides en 1979). L’année suivante les 100 000 exemplaires vendus sont dépassés. Les années 1980 voient le Routard prospérer, avec une multiplication de guides, dont un sur Paris, paru en 1985, et d’autres sur des régions françaises dont le premier sur la Provence-Côte d’Azur en 1987, suivi de la Bretagne. On introduit de l’histoire et de la culture, sous l’influence de Pierre Josse dans la logique du «détail qui tue», c’est-à-dire l’anecdote qui permet de comprendre les gens et leur société (Gloaguen et Trapier, 1994, p. 238). Les ventes atteignent 1,5 million en 1993, pour les 20 ans de la collection, avec une cinquantaine de guides produits. Aujourd’hui, le Guide compte plus de 150 titres et à côté des guides classiques on trouve des albums et des beaux livres, des guides de conversation ou des guides vélo. Son site internet est très fréquenté et en cinquante ans d’existence il s’est vendu 55 millions d’exemplaires du GdR, dont 2 à 2,5 millions par an actuellement. En 2022, 35 des 50 meilleures ventes de guides touristiques en France sont des Routard, qui détient 30 % de part de marché, devant Lonely Planet (20 %) et Michelin (13 %). Ses lecteurs font plutôt partie des classes supérieures, comme les professions libérales et intellectuelles ou les étudiants (Le Monde, 2 avril 2023).
Cette success-story est assombrie par un certain nombre de critiques qui se font entendre depuis un certain temps. Tout d’abord le fait que Philippe Gloaguen, qui entretient une image d’aventurier libertaire, est l’unique propriétaire de la marque Routard. Il rémunère ses collaborateurs, dont une vingtaine sont permanents, en droits d’auteur. Il paie ainsi pour ses auteurs très peu de charges patronales. Ces pigistes, rémunérés à la tâche, n’ont donc pas droit aux avantages sociaux comme le chômage. Habitué des poursuites judiciaires contre certains éditeurs, Philippe Gloaguen, diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP), dépose le nom de son guide au registre des marques de l’Institut nationale de la propriété intellectuelle (INPI) dès 1975. Il va s’opposer, sans succès, à l’entrée du terme «routard» dans les dictionnaires Robert et Larousse, il faut dire que le mot a été inventé, selon Philippe Gloaguen (Le Monde, 21 mars 1987), par Jean-François Bizot (1944-2007), qui fut directeur d’Actuel et cofondateur de Radio-Nova. Sa communication narrative, qui le présente sous un jour cool (Gloaguen et Trapier, 1994; Gloaguen, 2006), a été largement écornée par l’ouvrage de Baudouin Eschapasse (2006). Dans Plateforme (2001), Michel Houellebecq s’en prend au GdR pour son côté moralisateur:
«S’il se proposait dans son principe de préparer au voyage en Thaïlande, le Guide du Routard émettait en pratique les plus vives réserves, et se sentait obligé dès sa préface de dénoncer le tourisme sexuel, cet esclavage odieux. En somme ces routards étaient des grincheux, dont l’unique objectif était de gâcher jusqu’à la dernière petite joie des touristes, qu’ils haïssaient. […] Des connards humanitaires protestants, voilà ce qu’ils étaient, eux et toute la “chouette bande de copains qui les avaient aidés pour ce livre”, dont les sales gueules s’étalaient complaisamment en quatrième de couverture.»
(p. 58)
Sur cet aspect-là, le GdR n’a fait que suivre l’évolution de la société, puisqu’à la page 81 de l’édition 1988/89 du Routard sur l’Asie du Sud-Est on pouvait lire :
«De toutes façons, la plupart des touristes mâles qui viennent à Bangkok veulent “leur” expérience. C’est leur but, avoué ou non. Voici quelques conseils, à prendre ou à laisser selon la morale et les principes de chacun. Après tout, on ne se sent pas le droit de juger nos lecteurs»
(Équipe MIT, 2002, p. 76)
Si on peut sourire de la connivence ou de la complicité que le GdR tente d’établir avec son lecteur, en faisant croire qu’il fait partager des «bons tuyaux» à ses copains, par une certaine subjectivité, de l’humour et un vocabulaire relevant du registre familier, comme la prolifération des adresses «chouettes» ou «sympas» (Eschapasse, 2006, p. 203), on peut être plus agacé par son hypocrisie. Dans un texte publié par Le Monde le 19 avril 1980, Philippe Gloaguen distingue strictement les touristes de la clientèle ciblée par son guide, censée être des baroudeurs en quête d’ «expérience extraordinaire». Une telle tribune auto-publicitaire enchaîne les poncifs sur les touristes évitant « tout contact avec la population, ses habitudes, sa nourriture», contemplant les pays «à travers les vitres fumées des cars climatisés», ignorant la vie locale dans leurs hôtels luxueux, sur leurs plages réservées ou lors de soirées folkloriques préfabriquées. Le succès commercial du GdR s’est ainsi construit sur la figure rebutante du touriste pour mieux mettre en valeur ses produits, à l’attention d’une large clientèle touristique et sur des destinations de plus en plus touristiques (Paris, la Côte d’Azur, les Baléares, etc.).
Le GdR peut être considéré comme un modèle de duplicité, avec le «souci de l’anti-tourisme» de Philippe Gloaguen (Gloaguen et Trapier, 1994, p. 182). On a laissé croire à des millions d’utilisateurs qu’on apporte la découverte de paysages inédits, d’écosystèmes quasi vierges et d’autochtones authentiques. L’une des premières conséquences de la publication de tels guides serait l’ouverture au tourisme de lieux précisément choisis pour leur absence de touristes… Nous sommes ici à la limite de la tromperie, car tirés à des dizaines de millions d’exemplaires le GdR participent de la forte fréquentation de certains lieux, qu’il est capable de critiquer alors qu’il a lui-même contribué à les remplir. Se considérant comme un guide de voyage, le GdR se place ainsi dans la grande tradition tourismophobe (Gloaguen et Trapier, 1994, p. 357). Son succès, outre la qualité de ces informations et son côté pratique, tient peut-être dans ce sentiment de supériorité qu’il procure à certains touristes en leur laissant penser qu’ils ne sont pas des touristes mais des voyageurs.
Bibliographie
- Barthes Roland, 1957, Mythologies, Paris, Le Seuil, 252 p.
- Équipe MIT, 2002, Tourismes 1, lieux communs, Paris, Belin, 320 p.
- Eschapasse Baudouin, 2006, Enquête sur un guide de voyages dont on doit taire le nom, Paris, Éditions du Panama, 283 p.
- Gloaguen Philippe et Trapier Patrice, 1994, Génération routard, Paris, JC Lattès, 390 p.
- Gloaguen Philippe, 2006, Une Vie de routard, Paris, Calmann-Lévy, 286 p.
- Houellebecq Michel, 2001, Plateforme, Paris, Flammarion, 370 p.
- Lerivray Bernard, 1975, Guides bleus, guides verts et lunettes roses, Paris, Éditions du Cerf, 158 p.
- Rauch André, 1997, «Du Guide bleu au routard. Métamorphoses touristiques.», Revue des sciences sociales, n° 24, p. 146-151, https://doi.org/10.3406/revss.1997.3160