Tourisme sexuel

Le tourisme sexuel constitue un type de tourisme communément mentionné, mais mal défini et chargé de connotations très négatives. Revenir sur les éléments de sa définition et procéder au recadrage du phénomène (en termes historiques, géographiques et de genre) et distinguer clairement le tourisme sexuel impliquant des enfants de celui n’impliquant que des adultes permet de ré-évaluer ce type de tourisme, mais conduit à s’interroger sur la valeur heuristique de cette catégorie.

Définition usuelle

Les définitions communément admises caractérisent le tourisme sexuel comme une forme de tourisme visant à obtenir dans le lieu de destination des services sexuels dans le cadre d’un échange marchand. Mais ces définitions posent beaucoup de problèmes.

Faute de sources mais aussi à cause des problèmes que pose cette catégorie, le tourisme sexuel est très difficile à quantifier. Ses principales destinations (Asie du Sud Est, Caraïbes) et foyers émetteurs (Europe, Amérique du Nord, Chine, Japon, Golfe arabo-persique) sont connus, mais l’essentiel des travaux portent sur des situations spécifiques, qui sont abordées le plus souvent dans une optique qualitative et monographique, souvent ethnographique.

Toutes les catégories désignant un type de tourisme (tourisme culturel, tourisme durable, etc.) sont problématiques en ce qu’elles tendent à différencier, réifier, essentialiser et figer des pratiques qu’il est artificiel de singulariser et d’isoler les unes des autres, et risquent de constituer des artefacts de recherche. Ainsi, le touriste sexuel n’est pas que, ni toujours, un touriste sexuel. Il se promène dans les villes, visite des sites, fréquente les restaurants, etc. Pourquoi distinguer ici une de ses activités parmi les autres, et réduire sa pratique touristique à celle-ci ? Inversement, est-il un ou une seule touriste pour qui la sexualité ne soit pas un enjeu, l’espace-temps liminal se prêtant à toutes les reconfigurations en la matière ?

Il arrive que le touriste soit une femme, et que ce soit un homme qui vende un service sexuel (cf. infra). Toutefois, ces configurations sont si marginales statistiquement que nous avons ici délibérément choisi de ne pas adopter une écriture épicène, qui laisserait croire que le touriste et la personne qui lui fournit le service sexuel seraient tous deux et indifféremment un homme ou une femme, et que le tourisme sexuel se développerait dans un contexte où les rapports de genre seraient symétriques. Ce n’est pas le cas. Au point que, pour certain.es, l’idée d’un tourisme sexuel féminin serait presque une contradiction dans les termes.

L’intentionnalité et le service sexuel marchand: problèmes de définition

Premièrement, la définition suppose une intentionnalité, et même un projet. Le touriste sexuel est celui dont le déplacement vise à l’obtention de services sexuels. En conséquence, le touriste qui se déplace principalement pour d’autres raisons mais qui, dans le pays de destination, se trouve recourir à une travailleuse du sexe (alors que ce n’était pas initialement prévu ou que c’était un des buts secondaires du voyage) n’est pas un touriste sexuel. On peut parler de situational sex tourist (O’Connell Davidson, 2006). Eu égard à la pratique et à la travailleuse du sexe concernées, c’est une distinction qui ne fait pas grand sens. En revanche, cet aspect de la définition oblige à interroger les motivations de ces touristes : pourquoi ne peuvent-ils se satisfaire de l’offre des travailleuses du sexe dans leur propre pays, qui d’ailleurs bien souvent viennent de l’étranger? Les motifs sont nombreux et hétérogènes, mais certains renvoient bien à l’attrait du contexte touristique et exotique dans lequel s’inscrit l’expérience sexuelle, contexte vis-à-vis duquel les touristes sexuels sont ainsi des touristes comme les autres.

Deuxièmement, il n’est pas toujours facile de décider ce qui est un service sexuel marchand. D’une part, les prestations offertes par les travailleuses du sexe ne se limitent pas au sexe. Elles peuvent inclure une importante dimension affective (qui procure la girl friend experience). La travailleuse du sexe peut aussi jouer le rôle de guide, initiant le touriste à la gastronomie locale, l’accompagnant dans ses visites, etc. D’autre part, le caractère marchand de l’échange n’est pas toujours évident, la qualité du service offert tenant précisément à la dissimulation de celui-ci. La travailleuse du sexe peut trouver des moyens très indirects d’obtenir une rétribution, éventuellement non monétaire, et le client fermer les yeux sur la nature de l’échange pour en profiter davantage: il aura l’impression plus flatteuse de faire un cadeau spontané. Plus fondamentalement, il existe beaucoup de formes d’échanges économico-sexuels, dans le cadre d’un continuum dont les pôles seraient d’un côté la prostitution, de l’autre le mariage, si bien qu’en un sens, l’épouse qui accomplit son devoir conjugal pour avoir la paix ou continuer à bénéficier des avantages liés à son mariage serait aussi une travailleuse du sexe.

Cadre géographique, rapports de genre, TSIE et histoire: nécessaire recadrage

La catégorie «tourisme sexuel» pose aussi problème à cause des connotations qu’elle véhicule.

Premièrement, on tend souvent à réduire le tourisme sexuel à une pratique internationale, où les clients issus des pays occidentaux se déplacent vers des pays pauvres où se trouvent les travailleuses du sexe. Or, les premiers clients de Patpong, le quartier réservé de Bangkok, sont des hommes thaïlandais. Le tourisme sexuel intérieur est très important. De plus, tous les touristes internationaux qui viennent à Patpong ne sont pas occidentaux: beaucoup sont chinois ou japonais. Et si les pays du Sud présentent des sexscapes (Brennan, 2004) marqués par des très fortes inégalités entre les touristes venus des pays riches et les travailleuses du sexes locales, certains pays riches constituent eux-même des destinations prisées du tourisme sexuel: la réputation des quartiers réservés d’Amsterdam, la Nouvelle Orléans ou Paris y a conduit et y conduit encore nombre de touristes.

Par ailleurs, les touristes sexuels ne sont pas nécessairement des hommes, et les personnes qui offrent des services sexuels pas nécessairement des femmes, même si c’est assurément la configuration de très loin la plus commune. Le tourisme sexuel peut échapper au cadre hétéronormé: dès le 19e siècle, certains homosexuels européens se rendaient par exemple au Maghreb pour y trouver auprès d’autres hommes des services sexuels difficiles à obtenir dans leur pays d’origine, en tout cas sans y encourir de risques. Il existe aussi un tourisme sexuel féminin, qui conduit des touristes souvent issues des pays du Nord à aller, souvent dans les pays du Sud, trouver des partenaires sexuels. Que l’échange dans cette configuration soit plus émotionnel et moins sexuel (on parle alors de tourisme de romance) que dans la situation inverse reste une question débattue. Le tourisme sexuel féminin est l’objet de nombre d’articles dans la presse grand-public, de documentaires et de films de fiction, mais aussi de beaucoup d’articles scientifiques, traduisant une attention disproportionnée eu égard à l’importance du phénomène et au moindre cas qu’il est fait du tourisme sexuel masculin, pourtant très largement majoritaire. Il semble que le tourisme sexuel masculin aille de soi, mais que sa contrepartie féminine mérite encore et toujours explication, tant elle semble remettre en cause un ordre bien établi.

Deuxièmement, on assimile parfois à tort le tourisme sexuel et le tourisme sexuel impliquant des enfants (TSIE). Dans le cadre du tourisme sexuel, l’échange économico-sexuel peut être légal, consensuel et bénéficier aux deux partis. La travailleuse du sexe, à la condition qu’elle soit majeure, peut exercer son métier par choix, librement, et en tirer profit. Ne pas stigmatiser les travailleuses du sexe (en commençant par ne pas les qualifier de prostituées), c’est les considérer comme des travailleuses comme les autres, et les croire quand elles affirment ne pas exercer leur métier sous la contrainte, ce dont témoignent beaucoup de recherches. Il est toutefois à craindre que dans certains pays du Sud, la misère et le différentiel de richesses entre les habitants et les touristes sont tels que le travail du sexe peut pour certaines femmes constituer la seule échappatoire, leur position s’inscrivant à l’intersection de plusieurs matrices de domination (race, classe et genre). Mais sur la base de ces cas tragiques, il ne faut pas généraliser ni réduire toutes les travailleuses du sexe en contexte touristique au statut de victimes. En revanche, il est clair qu’il ne peut y avoir de consentement dans le cadre du TSIE, qui ne saurait exister que sous la contrainte et constitue un crime. La prostitution enfantine est d’ailleurs partout et évidemment à juste titre interdite, et le TSIE partout combattu. Les touristes pratiquant le TSIE peuvent d’ailleurs être poursuivi même à leur retour dans leur pays d’origine. Bien heureusement, le TSIE constitue une exception: dans leur immense majorité, les travailleuses du sexe qui offrent leurs services aux touristes sont majeures, et leurs clients ne font rien d’illégal (tant est que la prostitution soit autorisée ou tout du moins tolérée – comme en Thaïlande – dans le pays concerné). Elles ne sont pas nécessairement l’objet de plus de contraintes que celles qui n’ont pas des touristes pour clients.

Troisièmement, on présente souvent le tourisme sexuel comme un phénomène nouveau, qui apparaît dans les années 1970 en lien avec la reconversion de l’industrie du sexe en Thaïlande après la fin de la guerre du Vietnam et suite à la massification du tourisme international. En fait, le tourisme sexuel connaît bien à ce moment des formes nouvelles, mais qui ne doivent pas conduire à ignorer les formes plus anciennes, d’autant qu’il n’y a pas de solution de continuité entre les premières et les secondes. Ainsi, l’institutionnalisation du travail du sexe propre à la plupart des empires coloniaux et l’érotisation des indigènes propre à l’imaginaire colonial nourrissaient des pratiques touristiques dont le tourisme sexuel contemporain est un héritier direct, tant il joue sur les mêmes phantasmes et les mêmes rapports de pouvoir.

«L’Orient est un lieu où l’on peut chercher l’expérience sexuelle inaccessible en Europe.»

Edward Said (1977: p. 219)

Une catégorie entachée de sens moral, une expression à éviter?

Le tourisme sexuel a assurément mauvaise réputation, que ce soit à cause de l’opprobre frappant la prostitution, de son assimilation (abusive) au TSIE, ou du fait qu’on considère que le contexte touristique aggrave le caractère problématique de l’échange économico-sexuel. Il est difficile de se débarrasser des connotations négatives et des jugements de valeur que l’expression véhicule. Or, sauf à céder à la touristophobie, il n’y pas plus (ou pas moins) de raisons de condamner le tourisme sexuel que le travail du sexe lui-même.

L’expression «tourisme sexuel» a d’ailleurs été créée dans les années 1970 pour dénoncer cette pratique, en l’occurrence celle des touristes japonais allant recourir aux travailleuses du sexe en Asie du Sud-Est. Le terme s’est ensuite diffusé et imposé dans un contexte où il s’agit presque toujours de condamner la pratique et les clients, et de victimiser les travailleuses du sexe. Ce n’est généralement pas le cas de la littérature scientifique sur le sujet, abondante depuis les années 2000, qui adopte le plus souvent un positionnement nuancé et évite les généralisations et les jugements de valeur, voire signale que le travail du sexe peut avoir une dimension émancipatrice pour les personnes qui choisissent ce métier.

Probablement, du point de vue des sciences sociales, la catégorie «tourisme sexuel» pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, et on pourrait renoncer à l’utiliser. Ce n’est évidemment pas qu’il n’existe pas de touristes qui se déplacent pour recourir à une offre prostitutionnelle, mais plutôt qu’on ne gagne rien à les stigmatiser de cette façon. Et la focalisation sur le «tourisme sexuel» invisibilise les sexualités touristiques, c’est-à-dire les modifications des désirs et des comportements sexuels propre à la configuration touristique, qui sont loin de se limiter à la nouveauté présentée par l’offre prostitutionnelle dans le pays de destination, et qu’on connaît très mal.

Par exemple, Tahiti est une destination sexuée, que ce soit à cause de l’érotisation du corps de la vahiné ou du fait que la Polynésie attire les jeunes mariés qui y passent leur lune de miel. A cause de Louis-Antoine de Bougainville, Pierre Loti, Paul Gauguin et beaucoup d’autres, l’imaginaire de tous les touristes qui rêvent d’aller à Tahiti est empreint d’un érotisme qui constitue encore aujourd’hui une ressource pour l’industrie touristique (Ill. 2). Les voyageurs qui visitent Tahiti constituent ainsi des touristes sexuels au sens où la composante sexuelle détermine pour partie l’attractivité de l’île, certaines de leurs attentes et certaines des tentatives de l’industrie touristique pour les satisfaire (comme le fait d’employer dans les hôtels des jeunes gens et des jeunes filles sélectionnés sur leur physique, et qui y exercent leur fonction habillés – si l’on peut dire – d’un simple paréo). En revanche, on ne peut parler de tourisme sexuel à Tahiti au sens classique du terme, l’offre prostitutionnelle locale n’étant pas destinée aux touristes.

Plutôt que d’entériner une définition restrictive et problématique du tourisme sexuel, on peut en adopter une acception plus large (et un peu provocatrice), qui présente l’intérêt heuristique d’inclure tous les touristes, tout du moins ceux dotés d’une libido.

Ill. 2. L’érotisation du corps de la vahiné, des peintures de P. Gauguin à la publicité d’Air Tahiti Nui (Staszak, 2012: p. 32)

Jean-François STASZAK

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