Promenade des Anglais
Invention ex nihilo [fig.1], lente création accompagnant un urbanisme littoral, lieu emblématique et symbolique, tout autant que projection de l’imaginaire, la Promenade des Anglais constitue à Nice, un lieu à nul autre pareil pour lequel résonne toujours la célèbre apostrophe de Marie Bashkirsteff, empruntée aux pages de son Journal de 1874: «Nice, pour moi, c’est la Promenade des Anglais».

Defer Jules, La route de France vers Magnan, 1865, © Ville de Nice, Musée Masséna
Ce ruban littoral reliant l’ouest à l’est de la Ville de Nice, réplique maritime de l’ancienne route de France, s’inscrit à son origine comme un élément majeur du développement de l’urbanisme niçois au XIXe siècle. Il épouse le rivage en formant un arc parfait entre la colline du château et le cap d’Antibes, avec le vert des palmiers qui se découpent en contre point sur le bleu de la Méditerranée. Son environnement correspond alors aux attentes des riches hivernants étrangers, leur offrant un cadre hygiénique et panoramique, conforme aux exigences d’une clientèle touristique qui cherche à allier l’admiration d’un point de vue et la recherche de salutaires effets médicaux.
Au début du XIXe siècle les terrasses des Ponchettes se trouvent désormais trop éloignées du quartier de La Croix de Marbre, la “Petite Londres” où s’inscrit dans l’espace le développement de la villégiature d’hiver d’une noblesse anglaise imprégnée des récits du médecin écossais Tobias Smollett, Travels through France and Italy, édité au milieu du XVIIIe siècle. Sur la rive gauche du Paillon, à l’écart de la ville indigène, de nouvelles villas maritimes sont édifiées dans une très étroite plaine littorale enserrée entre la mer et les collines qui la surplombent.
Un incident climatique est à l’origine de l’édification de la Promenade. Le gel des orangers laisse sans travail un grand nombre de journaliers en 1822. Le pasteur anglican Lewis Way et son beau-frère Charles Whitby lancent alors une souscription privée destinée tout autant à donner du travail à une main-d’œuvre éprouvée par les rigueurs climatiques de l’hiver précédent, qu’à permettre à la communauté anglaise, vivant à quelques mètres de là, dans le New Borough, de disposer de leur Beach road. C’est, en 1824, un simple sentier graveleux, de deux mètres de large sur quelques centaines de mètres, entièrement dédié à la déambulation face au panorama maritime, qui se substitue aux anciennes Terrasses. Mais ce balcon sur la mer va contribuer à la modification de la physionomie de la ville tout entière. À l’origine, il s’étend le long de la grève depuis l’embouchure du Paillon jusqu’au faubourg de la Croix de Marbre, au débouché de l’actuelle rue Meyerbeer. Née d’une initiative privée et étrangère, la Strada del littorale des actes officiels devient aussitôt, par la fréquentation hivernale des lords anglais arpentant la voie d’où l’on découvre citronniers et orangers en fleurs, le Camin dei Inglés. Cette traduction du parler nissart illustre la mutation de l’espace niçois, qui d’un monde en soi tend à devenir un univers cosmopolite.
Néanmoins son extension est graduelle, et surtout très lente. La municipalité prend la route à sa charge seulement en 1835, et elle atteint le vallon St-Philippe en 1844 quand la municipalité la dote officiellement du nom de Promenade des Anglais. Si la Promenade est en 1856 une belle avenue de huit mètres de largeur, arrivant jusqu’à Magnan, elle n’atteint néanmoins que très tardivement l’embouchure du Var, puisque c’est seulement un demi-siècle plus tard, en 1903, qu’elle débouche sur l’hippodrome établi sur les bords du Var.
L’espace va être le lieu privilégié de constructions tournées vers la mer. Là, les jardins paysagers offrent aux Britanniques, sensibles à une dimension culturelle de la nature à travers la notion de paysage, matière à déployer leur fantaisie et leur talent. Cela s’apprécie en premier lieu dans le rapport qu’entretient l’architecture avec l’environnement naturel. Ces maisons de villégiature, dont la plus ancienne est celle de Lady Penelope Rivers, édifiée en 1787, avec son jardin débouchant directement sur les flots, font tout au long du XIXe siècle l’urbanisation si caractéristique du front de mer. Les plus grands des architectes rivalisent d’inventions, pour offrir un cadre somptueux à leur clientèle fortunée [fig.2]. La Promenade est le théâtre de nombre de réalisations de Sébastien-Marcel Biasini. En 1869, dans un style historiciste aux inflexions néogothiques il édifie la Villa Jarry, transforme l’ancienne Villa Diesbach pour la princesse Souvaroff et la Villa Villemessant, pour le directeur du Figaro, avec sa rotonde à colonnades, caractéristique du style en vogue, en façade sud.
La Villa Mercedes d’Emile Jellinek en 1916 © inventaire – Ville de Nice
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la Promenade des Anglais devient le véritable centre de la vie mondaine. Elle se transforme graduellement, au moment de l’arrivée du train à Nice, en 1864, en véritable «salon de l’Europe», où fleurissent hôtels, puis Palaces. Ils constituent les constructions emblématiques de la capitale d’hiver. L’Hôtel de Rome, ancêtre du West-End, comme l’Hôtel des Anglais sont construits avant le rattachement à la France. La structure de ce dernier évolue ensuite avec une façade principale néo-classique qui se développe à l’est sur le jardin public. Sa façade coloniale au sud-est, agrémentée de coursives-promenoirs en fer surplombant la Promenade des Anglais sur toute la longueur du bâtiment, constitue une originalité. A quelques mètres de là, l’aménagement de l’ancienne Villa Robiony donne naissance en 1881 à l’Hôtel Westminster. Cela parachève le mouvement de bascule qui fait passer le centre de gravité de la vie mondaine des Terrasses des Ponchettes (fin du XVIIIe et au début du XIXe), à la Promenade des Anglais.
La Belle Époque constitue l’âge d’or de la Promenade. Aux bals costumés et aux réceptions succèdent matinées musicales ou littéraires se terminant vers 19 heures, opéras en soirée au Cercle de la Méditerranée, ou spectacles de régates, de courses de chevaux… La Promenade des Anglais, lieu de distractions, de la mondanité et du luxe s’apprécie comme l’expression la plus aboutie d’une Riviera qu’elle incarne.
Édifiée sur le modèle du Llandudno Pier construit dans la principale station balnéaire du Pays de Galles, et du West Pier de Brighton, la première version du Casino de la jetée Promenade, est détruite par un incendie trois jours avant son inauguration en 1884. En 1891, sa reconstruction associe au plaisir d’un panorama d’exception, l’enivrement des tables de jeux. Le caractère originel de promenade maritime s’estompe. Mais le bâtiment constituera pour de nombreux artistes, peintres ou photographes, tels Brassaï, Matisse, Dufy… un motif récurent de leurs œuvres.
Deux splendides palaces parachèvent à la veille de la première guerre mondiale l’ordonnancement architectural de la Promenade. L’anglais Henry Ruhl remanie de fond en comble l’Hôtel des Anglais, et ouvre en 1913 face à la Jetée-Promenade un palace chic et moderne œuvre de Charles Dalmas: le Ruhl. Le Roumain Henri Alexandre Negrescu (1870-1920) fait édifier par l’architecte Edouard Niermans, sur un terrain éloigné du centre, un palace inauguré le 4 janvier 1913. Le Negresco déploie sur la Méditerranée, une façade néo-classique rehaussée d’une opulente ornementation, et offre à ses résidents l’oasis de charme d’un jardin d’hiver coiffé d’une Grande Rotonde.
Alors que la fin de la Belle Époque emporte celle d’une Riviera qui s’efface au profit de la Côte d’Azur, la Promenade témoigne encore du basculement du tourisme d’hiver à la saison d’été. Un nouveau Palace dans le plus pur style art déco, symbolise cette mutation. Fruit de l’investissement du magnat américain Franck Jay Gould, l’inauguration du Palais de la Méditerranée le 10 janvier 1929, illustre l’arrivée d’une nouvelle clientèle. Avec la clientèle américaine, les Années Folles voient la mode évoluer des séjours d’hiver vers ceux d’été, avec une prédilection pour les hôtels installés sur le rivage.
L’entre-deux-guerres se caractérise par l’apparition de nouvelles préoccupations. L’aspect utilitaire l’emporte désormais sur les considérations esthétiques de la construction du paysage urbain au siècle précédent. Et les maîtres mots sont voirie et desserte. Déjà au début du siècle, elle est le premier lieu où l’on se sert du goudron pour enrober la chaussée. Pour accompagner l’essor du trafic automobile, la Mairie recalibre cette artère en lui donnant la configuration qu’elle conserve encore de nos jours. En 1931, l’inauguration d’une promenade à deux voies de 10 mètres de largeur, séparées par un terre-plein richement fleuri et arboré, inscrit l’espace dans les ruptures induites par l’apparition de la saison d’été. La Promenade des Anglais sert de circuit pour le Grand Prix automobile de Nice créé en 1932, dont le tracé est ensuite étendu jusqu’au Quai des États-Unis. On s’y presse encore pour la bataille des fleurs inventée en 1876, dont le spectacle du corso chamarré est l’occasion pour Henri Matisse de peindre une série de toiles avec pour cadre l’ouverture maritime de la baie des Anges.
Néanmoins le déclin de l’aristocratie européenne, la lenteur des indemnités de guerre, visant à dédommager les palaces transformés en hôpitaux durant le conflit, que redouble la crise de 1929, modifient sensiblement les caractéristiques initiales de la Promenade des Anglais. Aux architectures d’hier, faites de villas prestigieuses agrémentées de jardins orientées sur la mer, se substituent de nouveaux types d’immeubles. Parmi les plus remarquables Le palais de la Promenade (Actuel Forum), dû à l’architecte d’origine russe Georges Dikansky, décline les principes des années 30, avec ses jeux volumétriques, ses oppositions entre pylônes droits et angles courbes et le soin extrême porté au détail des gardes corps, pergolas…
Durant la seconde guerre mondiale, l’architecte Kervok Arsenian réalise au 53 Promenade des Anglais le Palais Mary, qui sur sept étages déploie les derniers raffinements de la modernité. Fermé en décembre 1942 un mois après l’arrivée des troupes italiennes, le casino de la Jetée-Promenade est détruit quand les armées allemandes les remplacent, récupérant les matériaux pour leurs usines d’armement. En 1944, ses dernières poutrelles découpées sont assemblées pour servir de pieux antichar sur le littoral. À la libération, la Promenade doit d’abord panser les stigmates des ouvrages de défenses côtiers.
Dans une ville en expansion, les promoteurs sont à l’affût de la moindre parcelle, et la spéculation foncière emporte l’essentiel des traces du passé. L’urbanisme, les installations de confort, prennent le pas sur les anciens palais et villas de plaisance. La multiplication des immeubles modifie profondément l’apparence de la Promenade des Anglais. La ville balnéaire moderne, dernier avatar des congés payés et de la prospérité des Trente Glorieuses, efface largement le patrimoine architectural témoin de l’hiver dans le Midi.
À la fin du XXe siècle la destruction du Ruhl, comme le sauvetage in-extremis de la seule façade du Palais de la Méditerranée témoignent de la difficulté d’une politique de préservation du patrimoine. Le terrible attentat du 14 juillet 2016 qui fait sur la Promenade 86 victimes de dix-neuf nationalités, transforme un lieu festif en champ-clos d’une effroyable tragédie.
L’espace géographique de la Promenade des Anglais est encore au cœur de la démarche qui aboutira à l’inscription par l’Unesco de «Nice, la ville de la villégiature d’hiver de Riviera», sur la liste du patrimoine mondial le 27 juillet 2021. C’est là la reconnaissance du cadre pittoresque de la baie des Anges, de la douceur du climat, de la particularité de sa lumière, dans la constitution d’un écrin favorable à la fonction d’hébergement touristique, nécessitant en parallèle une végétalisation propice à l’agrément du paysage. Ainsi, un long travail de requalification de la Promenade des Anglais a lieu à la fin des années 2010, visant à lui faire retrouver sa splendeur passée, et sa destination première.
Entre précaire et précieux, la longue histoire de ses reformulations trouve à s’incarner dans la couleur azur des flots qui la bordent. Créées en 1950, les chaises bleues de la Promenade témoignent de nos jours, d’un espace sans cesse réinventé. Là, illusion chimérique, vision sublimée et réalités jouent à travers le temps de correspondances mystérieuses dont s’emparent écrivains, artistes et cinéastes pour les magnifier.
Bibliographie
- Arrigo-Schwartz Martine, 2017, Promenade des Anglais. Histoire d’un mythe, Éditions Baie des Anges, 184p.
- Massimi Michel, La Promenade des Anglais, son histoire, hôtels palais et villas, Ed. Campanile, 2016. Nice historique, La promenade des années 30, n° 1-2, 1993.
- Pisano Jean-Baptiste, août 2010, «La promenade des Anglais», La Revue de l’Histoire, Spécial Nice, hors-série, Juin-Juillet.
- Pisano Jean-Baptiste, 2011, «Les débuts de la Promenade des Anglais», dans Boyer Fréderic, Nice, le Guide sites monuments et itinéraires à thèmes, Editions Mémoires Millénaires, 112p.
- Pisano Jean-Baptiste, 2022, «Images et représentations des rivieras françaises et italiennes», Riviera italiena & francese: similitudini e differenze. Una storia comparativa delle riviere francese e italiana, Istituto Internazionale di Studio Liguri.
- Thuin Véronique, 2019, De la colline du château aux châteaux des collines, Serre.