Verdun

Le champ de bataille de Verdun constitue un exemple exceptionnel de paysage de guerre sanctuarisé dès la fin du conflit. Ce caractère sacré du lieu suscite un paradoxe : le nombre de visiteurs n’a jamais cessé d’être important ; les perspectives de mise en valeur touristiques se sont avérées difficiles.

Une bataille emblématique de l’affrontement franco-allemand durant la Première Guerre mondiale

La bataille de Verdun est, avec celle de la Somme et sur l’Isonzo, l’une des batailles emblématiques de 1916. Au cours de cette année, en France, et plus tard en Allemagne, dans les années 1920, elle devient un moment emblématique de l’affrontement franco-allemand.

La représentation de la bataille comme la signification qui lui est donnée diffère de part et d’autre du Rhin. Du côté français, la date du bombardement initial, le 21 février 1916, celle de la reprise des forts de Douaumont et Vaux le 17 octobre, sont immédiatement investies et de ce fait, les sites de la rive droite de la Meuse sont mis en exergue. Verdun demeure le lieu de la défense du territoire et de la nation et le lieu de souffrance de nombreux soldats (les trois quarts des divisions françaises s’y relaient). Dans les représentations allemandes, la périodisation est différente puisque son achèvement est plutôt marqué par les combats sur la rive gauche (Mort Homme, Cote 304) en juin 1916, la priorité étant donnée ensuite au front de la Somme. Contrairement aux Français dont la mémoire collective investit dès 1916 le souvenir de Verdun, les Allemands mettent davantage en valeur la bataille de la Somme. Toutefois, après 1928, le souvenir de Verdun est réévalué grâce à la littérature puis du fait de son utilisation par les nazis qui en font un lieu d’expression de la combativité guerrière du soldat allemand (Brandt, 1994).

Verdun représente l’un des premiers exemples de « bataille de matériel », avec l’usage de nouveaux moyens d’artillerie, tandis que les combats rapprochés demeurent nombreux. Plusieurs dizaines de millions d’obus ont laminé l’espace du champ de bataille. Cet usage intensif de l’artillerie s’accompagne d’une bataille pour le contrôle du ciel, légitimant définitivement le rôle de l’aviation. L’entretien de deux armées de 500000 hommes suscite une organisation logistique inédite, illustrée notamment par l’organisation d’un axe de ravitaillement reliant Bar-le-Duc à Verdun sur laquelle ont transité nuit et jour 6000 camions, apportant relève et munitions, axe dénommé « Voie sacrée » à partir de 1917. De part et d’autre, la bataille de Verdun est un jalon de l’hécatombe de la Grande Guerre, suscitant un deuil de masse. Le chiffre des pertes a longtemps été mythifié et le demeure, les médias diffusant encore le chiffre de 750 000 pertes, sans distinguant les tués, blessés ou prisonniers. Pour autant, le bilan est effrayant : 163 000 soldats français et 143 000 soldats allemands y sont morts au cours de l’année 1916.

Un champ de bataille sanctuarisé mais visité

Pendant la bataille, le gouvernement français sacralise l’affrontement entre les deux nations à Verdun. En septembre 1916, le président Raymond Poincaré décerne à la Ville la légion d’honneur, la Croix de guerre, ces distinctions étant suivies par celles attribuées par de nombreux États alliés. Au sortir de la guerre, l’État décide de sanctuariser l’immense espace dévasté : 6 villages détruits, parmi lesquels Fleury-devant-Douaumont, sont effacés du paysage. Aucune reconstruction ni remise en culture n’est envisagée. L’éventualité du reboisement est discutée en 1930 et rejetée par la majorité des anciens combattants.

Le champ de bataille demeure un champ de repos, un immense cimetière, un paysage témoignant de la violence de guerre. Il est rapidement investi par un maillage monumental, progressivement patrimonialisé. Ainsi, est aménagée dès 1920, à l’initiative d’un entrepreneur américain, la Tranchée des baïonnettes, figeant le mythe d’une unité ensevelie au cours d’un bombardement. Ce site aménagé a été longtemps considéré comme le monument majeur des soldats héroïques, prêts à l’assaut et ensevelis lors d’un bombardement, morts debout (Barcellini, 1996), selon l’explication qui en est faite à l’entrée du lieu.

Ill.1 Le monument de la Tranchée des baïonnettes créé en 1920, photographié par l’Agence Rol (coll. BNF)

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En réalité, tout a été mis en scène puisque ce boyau fouillé au cours des années 1920 par le service des sépultures comptait des soldats inhumés couchés, les baïonnettes fichées dans le sol signalant simplement la présence des défunts. L’ossuaire, un baraquement dans lequel sont réunis, d’abord sommairement, les ossements des combattants français et allemands retrouvés, est remplacé par un monument imposant, figurant un glaive fiché dans le sol, construit à l’initiative de l’évêque de Verdun, Monseigneur Ginisty, par souscription publique. Une partie de l’édifice (la tour lanterne) est inaugurée en 1927 et l’ensemble achevé cinq ans plus tard.

Ill. 2 La foule devant l’ossuaire de Douaumont en 1932, photographiée par l’Agence Mondial (coll. BNF)

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Une partie du champ de bataille (dont la tranchée des baïonnettes) est classé monument historique en 1967, puis le fort de Douaumont en 1970, l’ossuaire, la nécropole de Douaumont et le monument israélite en 1996. Parmi les sites gardant les stigmates de la bataille, les forts, notamment ceux de Vaux et Douaumont et les espaces-vestiges des villages comme Fleury-devant-Douaumont constituent des buttes-témoins du paysage de guerre. Ces différents sites sont classés, parmi de nombreux sites funéraires et mémoriels de la Première Guerre du front occidental, sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2023.

Le pèlerinage se développe dès l’après-guerre, surtout dans la ville elle-même et dans les cimetières, car la zone rouge est restée longtemps interdite à la circulation. Michelin édite un guide dès 1919. Les veuves de guerre, dont le voyage sur les tombes de leur mari est financé à partir de la loi du 29 octobre 1921, effectuent le déplacement individuellement, après une démarche complexe, car l’obtention du remboursement oblige la personne à obtenir un certificat auprès de la mairie puis à s’adresser aux compagnies de chemins de fer concernées (Evanno et Vincent, 2025). Pendant l’entre-deux-guerres, les associations départementales d’anciens combattants jouent un rôle important pour favoriser la venue de groupes, ce qui contribue à structurer la mémoire combattante. Des parcours sécurisés sont mis en place vers les principaux sites (forts de Douaumont, Vaux, ouvrage de Thiaumont) en 1930, par le syndicat d’initiative de Verdun créé en 1921, la visite des forts restant sous le contrôle de l’armée jusqu’en 1967.

À partir de 1928, la présence des anciens combattants, français comme allemands (Roy, 2019), se renforce. Michelin s’adapte et édite une nouvelle version du guide Argonne Meuse en 1928, avec une édition allemande en 1929, en anglais deux ans plus tard. Une certaine tension se fait jour entre la ville qui organise dès 1920 des cérémonies annuelles en juin (G. Canini), cherche à maintenir les groupes de visiteurs et tente de les fixer en multipliant les sites commémoratifs dans l’espace urbain et le champ de bataille vers lequel les pèlerins et visiteurs se rendent en priorité.

Ill. 3AetB Guide allemand sur Verdun et ses champs de bataille, paru en 1927, et carte issue de ce guide (coll. Europeana CC BY-SA 3.0)

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Si de grandes cérémonies sont organisées en ville en 1929, en présence du président de la République, Gaston Doumergue, le vingtième anniversaire de la bataille en juillet 1936 donne lieu au déplacement de plus de 30 000 anciens combattants, français et allemands, se réunissant près de l’ossuaire de Douaumont.

De la mémoire combattante à une mémoire pacifiée

Ces tendances qui se dessinent dans l’entre-deux-guerres vont se renforcer dans la seconde moitié du siècle. Les jubilés de la bataille attirent une masse de pèlerins, témoins directs et descendants, puis de touristes.

Ill. 4 (jpg ouvrant pdf) Comité de l’Ossuaire, L’Ossuaire de Douaumont, guide du touriste et du pèlerin, Verdun, 1947 (coll. BNF)

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Dans les années 1960, plus de 500 000 personnes visitaient les sites du champ de bataille de Verdun (Canini, 1989). Ce chiffre avait diminué au tournant des 20e et 21e siècles, passant de 320000 à 230000 visiteurs (Krumeich et Prost, 2015) mais le nombre de visiteurs repart à la hausse depuis 2014 grâce à « l’effet centenaire » : cette année-là, 419151 personnes ont visité l’ossuaire de Douaumont et 171000 le fort de Douaumont. Cette préférence des visiteurs pour l’ossuaire est révélatrice, selon F. Cochet, du fait que « le tourisme mémoriel n’est pas un tourisme militaire, centré sur le Douaumont guerrier et héroïque, mais à l’évidence sur le Douaumont symbole de la mort de masse » (Cochet, 2017b). Les livres d’or des cimetières militaires montrent la présence croissante de touristes étrangers (allemands, belges, italiens, parfois d’Amérique du Nord, de Chine).

Ill. 5AetB Extraits de livres d’or du cimetière du Faubourg Pavé, Verdun, 1967-1996 (ONAC de Verdun)

Selon les premières estimations réalisées par le groupe d’intérêt économique Atout France, plus d’un million de visiteurs en 2016 se sont rendus dans les cinq principaux sites de la Meuse, parmi lesquels 640 000 ont visité le Mémorial de Verdun et l’ossuaire de Douaumont.

Les politiques divergentes de mise en valeur entre la ville et le champ de bataille demeurent, tout comme l’intérêt, différent des visiteurs pour ces deux espaces. Dans le but de transmettre leur message et la mémoire combattante, un Mémorial est envisagé en 1960 : le projet, supervisé par Maurice Genevoix, aboutit peu après le cinquantenaire en 1967. Attirant plus de 180 000 visiteurs chaque année au début des années 1970, le Mémorial a connu une baisse constante de sa fréquentation, malgré de nombreux efforts de modernisation, tant sur le plan muséologique qu’historiographique (Anglaret, 2014). De son côté, le conseil municipal prend l’initiative en 1965 de créer un Centre mondial de la paix dans la citadelle dont la première pierre est inaugurée en 1968. Enfin inauguré en 1994, le centre porte le nom « Centre mondial de la paix, des libertés et des droits de l’homme », ce qui marque une fois de plus l’évolution de Verdun d’un symbole de la victoire nationale et de la mémoire combattante à celui d’une mémoire universaliste de la paix (Barcellini, 1996). Il faut également attendre la fin du siècle pour qu’un projet de mise en valeur intégrant les enjeux touristiques soit mis en œuvre, proposant un parcours cohérent mêlant les deux espaces, urbain et du champ de bataille et associant l’ensemble des acteurs associatifs et institutionnels. Toutefois, l’offre hôtelière et de restauration demeure en deçà des nécessités d’accueil.

Document Extraits de livres d’or du cimetière du Faubourg Pavé, Verdun,

Stéphane TISON, Johan VINCENT, Tom WILLIAMS

Bibliographie

  • ANGLARET Anne-Sophie, 2014, « Le Mémorial de Verdun et les enjeux de la mémoire combattante, 1959-2011 », Revue Historique. n°669, p. 29-50.
  • BARCELLINI Serge, 1996, « Mémoire et mémoires de Verdun, 1916-1996 ». Guerres mondiales et conflits contemporains. n°182, avril, p. 77-98.
  • BRANDT, Suzanne, 1994, « Le voyage aux champs de bataille », Vingtième siècle. n°41, p. 18-22.
  • CANINI Gérard, 1989, « Verdun : les commémorations de la bataille (1920-1986), in Canini Gérard (dir.), Mémoire de la Grande Guerre. Témoins et témoignages. Presses universitaires de Nancy, p. 355-374.
  • COCHET François, 2017a, « Verdun : mémoires croisées franco-allemandes (1919-1939) », in JALABERT Laurent, Marcowitz Reiner, Weinrich Arndt, La longue mémoire de la Grande Guerre. Regards croisés franco-allemands de 1918 à nos jours. Lille, Septentrion, coll. « Histoire et civilisation », p. 123-134.
  • COCHET François, 2017b, « Douaumont », in WIEVIORKA Olivier, WINNOCK Michel (dir.), Les Lieux de l’Histoire de France. Perrin, p. 413-429.
  • EVANNO Yves-Marie et VINCENT Johan, 2025, « Honorer les morts hors de Bretagne durant l’entre-deux-guerres. L’impossible commémoration ? », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest. en cours.
  • GUEIT-MONTCHAL Lydiane, 2006, « 1926-2006 : les commémorations de la bataille de Verdun », in COCHET, François (dir.), 1916-2006, Verdun sous le regard du monde. Paris, 14-19 eds., p. 351-370.
  • KRUMEICH Gerd, PROST Antoine, 2015, Verdun 1916. Une histoire franco-allemande de la bataille. Paris, Tallandier.
  • PROST Antoine, 1997, « Verdun », in NORA Pierre, Les lieux de mémoire. Paris, Gallimard, vol. 2, p. 1755-1780.
  • PROST Antoine, KRUMEICH Gerd, 2016, Verdun 1916. Paris, Tallandier.
  • ROY Juliette, 2019, « Touristes et pèlerins allemands à Verdun durant l’entre-deux-guerres », in Evanno Yves-Marie et Vincent Johan (dir.), Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu. Plœmeur, Éditions Codex, p. 311-322.
  • SALZMANN, Jean-Pierre, 2006, « La bataille de Verdun, un but touristique ? 1926-2006 : les commémorations de la bataille de Verdun », in COCHET François (dir.), 1916-2006, Verdun sous le regard du monde. Paris, 14-19 eds., p. 327-349.
  • TISON Stéphane, 2018, « Les livres d’or des nécropoles françaises des années 1960 à nos jours : dire, interpréter et interroger la violence de guerre », in BECKER Annette, TISON Stéphane (dir.), Un siècle de sites funéraires de la Grande Guerre. Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, p. 181-201.