Tourismophobie
Le tourisme provoque, depuis ses origines, des réactions épidermiques chez certains (Gay, 2024). Il existe une longue tradition de moquerie, voire de haine à l’égard des touristes, ces « idiots du voyage » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Didier Urbain (1991) qui analyse ce préjugé dédaigneux et resté très vivace. Ils sont la cible de jugements qui moquent ou condamnent nombre de leurs usages. La dénonciation du « tourisme de masse » ou du « surtourisme » (overtourism), forme la plus contemporaine de la tourismophobie, révèle le caractère en constant renouvellement de celle-ci. Il s’agit d’une question théorique de grande portée, concernant une forme d’hétérophobie, pour reprendre une notion inventée par Georges Bataille (1951) en raison de la persistance de la répulsion à leur endroit et de la continuité de cette obsession, alors que les touristes ne sont plus les mêmes, que leur nombre est infiniment plus élevé aujourd’hui qu’hier, que les pratiques ont radicalement changé et que les lieux se sont multipliés.
Des mots péjoratifs
Quand on invente le mot et la figure du touriste, à la fin du XVIIIe siècle, c’est pour discréditer ceux qui sont censés de ne pas savoir voyager et qu’on va vite ridiculiser. Leur désir de jouir du spectacle du monde bute sur leur incapacité supposée à véritablement le comprendre et l’apprécier, contrairement aux voyageurs. Cette opposition n’a guère varié en plus de deux siècles et constitue une des figures fondamentales du discours anti-touristique. Le mot « tourist » est attesté dans la langue anglaise en 1780 selon l’Oxford English Dictionary (OED). Il apparaît en 1803 en français. James Buzard (1993) remarque que tout de suite certains lui attribuent une connotation négative. De plus, le mot « tourism », repéré en 1811, a originellement un sens dépréciatif. L’histoire de la définition et de la réception des mots « touriste » et « tourisme » dans la société française démontre un vice initial, dont ils ne se sont jamais réellement libérés. Aujourd’hui encore, « touriste » peut être un mot blessant, une de ces acceptions ne signifie-t-elle pas « Amateur, personne qui s’intéresse aux choses avec curiosité mais d’une manière superficielle ».
La distinction
Contrairement au voyageur, le touriste est considéré comme passif, effectuant un voyage inutile. L’enjeu majeur qui se déroule dans le champ des voyageurs à partir du XIXe siècle est la détermination du périmètre de ce champ, afin d’écarter ceux qu’on estime ne pas être légitimes, c’est-à-dire ceux qu’on va stigmatiser en les nommant « touristes ». Ce mécanisme sociologique classique de distinction, bien mis en évidence par Pierre Bourdieu (1979), s’appuie sur un certain nombre de réprobations contre la démocratisation, la foule, le facile, etc. Le fantasme de l’envahissement par le nombre, la masse, est au fondement de cette attitude. L’opposition qualitative entre le touriste et le voyageur est renforcée par une opposition quantitative. Face à des hommes auto-célébrant leur solitude, et développant une forme contemporaine d’aristocratisme (Thouroude, 2017), se dresse un mélange d’êtres communs, sans qualité particulière. Le tourisme est très tôt assimilé à la masse, c’est-à-dire à un ensemble formant un tout indistinct. On peut considérer la touristophobie comme un classisme, qui s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui peut-être parce que les pulsions d’autres formes de discrimination, voire de xénophobie, ne peuvent plus s’exprimer librement. Il y a, dans la tourismophobie, la perception négative d’une double diffusion : sociale, des classes supérieures vers les classes inférieures ; genrée, des hommes vers les femmes. Face aux femmes touristes, le regard des hommes au XIXe siècle, oscilla entre paternalisme et sarcasme. Les stéréotypes de classe et de genre de l’époque font que l’arrivée de celles-là dans un lieu déclasse et pousse ceux-ci vers de nouvelles destinations (Löfgren, 1999).
La nostalgie
La nostalgie est un autre ressort de la tourismophobie. Si le tourisme est particulièrement exposé aux discours nostalgiques, c’est peut-être parce que souvent l’expérience touristique repose sur le choc de la découverte. La « première fois » que l’on visite le lieu devient alors la référence pour juger de son évolution. Une part de nostalgie anime une multitude de détracteurs du tourisme, qui ne retrouvent plus le lieu tel qu’ils l’ont « découvert » et dénoncent sa « défiguration » ou l’« acculturation » et la « folklorisation » des sociétés locales. Le romantisme va répandre une forme de mélancolie nostalgique avec l’idée qu’il est désormais trop tard car c’était mieux avant. Dès la fin du XIXe siècle, des touristes en Égypte ont le sentiment d’être arrivé trop tard et de constater que l’« Orient authentique » est en train de disparaître à cause d’une influence européenne grandissante. La quête et l’excitation de découvrir des lieux « vierges » existe toujours, mais la mystique contemporaine de l’aventure peut être considérée comme une réponse teintée de nostalgie à l’idée qu’il n’y a plus grand-chose à découvrir. Il y a, chez certains, l’idée qu’il est urgent d’aller dans certains lieux avant qu’ils ne vaillent plus la peine de les fréquenter, avant qu’il ne soit trop tard. Les biais cognitifs qui orientent l’appréhension des lieux touristiques et de leur évolution sont puissants, nous poussant à voir dans toute évolution une forme de déclin ou de dégradation.
Des masses manipulées
Ces considérations socio-psychologiques, sont à compléter par le diagnostic posé par une élite, qui se considère clairvoyante, sur les foules. Celles-ci prendraient le faux pour le vrai et seraient totalement soumises aux pressions du capitalisme. La facticité de ce que verrait le touriste, qui ne serait qu’un décor, et sa passivité, face à une organisation capitaliste qui le manipulerait, sont des motifs récurrents de condamnation du tourisme (photo 1). Selon Daniel Boorstin (1962), le tourisme ne serait qu’une experience de « pseudo-événements » (pseudo-events), les touristes ne contemplant que des mises en scène à leur attention (photo 2). L’aliénation frapperait les foules touristiques, dépourvues aux yeux de certains de qualités ou de valeurs fondamentales : culture, liberté, curiosité, sens de l’approfondissement, goûts de la découverte, de l’aventure et de la solitude, recherche d’authenticité. De telles considérations ne sont que le prolongement du refus par les milieux conservateurs des congés payés, dans l’entre-deux-guerres, sous le prétexte que les ouvriers seraient inaptes à occuper convenablement ce surcroît de temps libre.

Ill. 1. L’hôtel Exalibur à Las Vegas (Etats-Unis). Source : M. Gay, 2023

Ill.2. Plageurs sur un plage sécurisée de l’île de Hainan (Chine). Source : J.-Ch. Gay, 2016
Le “paradigme criticiste”
Le regard condescendant de l’élite ne se réduit pas à considérer dans le comportement des masses touristiques des formes de conditionnement, de manipulation, de perte de liberté et d’aveuglement. Les plaisirs factices qu’offrent le tourisme ne peuvent être pris au sérieux et constituer des objets d’étude nobles. Il en découle un surprenant déficit de connaissances et de gouvernance sur le tourisme, au plus bas dans la hiérarchie des objets d’étude du social dans les mondes académiques, scientifique et politique, ce que Rachid Amirou nomme « paradigme criticiste » (1995). Malgré son poids économique, malgré ses effets sur d’autres secteurs, malgré son importance en matière d’emplois, malgré la place qu’il a prise dans la vie des individus, malgré son rôle dans les territoires, l’intérêt qu’on porte au tourisme est loin d’être à la hauteur de son importance. Une telle situation est à l’origine d’une méconnaissance de ce secteur, sous-étudié et sous-administré. Certaines destinations ont d’ailleurs intérêt à ne pas produire de bonnes statistiques pour cacher leurs carences.
L’ « écotourismophobie »
Mais à l’heure où le dérèglement climatique est de plus en plus médiatisé et où ces effets se font de plus en plus sentir, le tourisme voit apparaître une nouvelle forme de critiques, une « écotourismophobie » peut-être moins infondées que certaines, remettant en cause cette mobilité que d’aucuns jugent superflue. De vastes pans du tourisme et de la mobilité qu’il génère ont été visés, par exemple sur leur empreinte carbone, et les citoyens sont de plus en plus pris à partie, rendus responsables d’une situation qui empire. Face à une crise environnementale jugée globale, l’activisme écologique a développé des formes de sensibilisation de plus en plus culpabilisantes et injonctives pour répondre à certains défis, dont une des exemples le plus diffusés est la honte de l’avion, flight shame en anglais et flygskam en suédois. Les paquebots de croisière sont aussi dans le viseur (photo 3).

Ill.3. Paquebots de croisière dans la rade de Villefranche-sur-Mer (Côte d’Azur). Source : J.-Ch. Gay, 2017
Bibliographie
- Amirou Rachid, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, Paris, PUF, 1995.
- Bataille Georges, « Le racisme » Critique, n° 48, 1951, p. 460–463.
- Boorstin Daniel J., The Image, or what happened to the American Dream, 1962, traduction française, L’Image, Paris, Union Générale d’Éditions, 1971.
- Bourdieu Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
- Bruckner Pascal & Finkielkraut Alain, Au Coin de la rue l’aventure, Paris, Le Seuil, 1979.
- Buzard James, The Beaten Tracks: European tourism, literature, and the ways to culture, 1800-1918. Oxford, Clarendon Press, 1993.
- Équipe MIT, Tourismes 1. Lieux communs, Paris, Belin, 2002.
- Gay Jean-Christophe, Tourismophobie. Du « tourisme de masse » au « surtourisme ». Londres, ISTE, 2024.
- Knafou Rémy, Réinventer le tourisme. Sauver nos vacances sans détruire le monde. Paris, Éditions du Faubourg, 2021.
- Knafou Rémy, La Surmédiatisation du surtourisme : ce qu’elle nous dit du tourisme (et ceux qui en parlent). Note de la Fondation Jean Jaurès, 21, 2023.
- Löfgren Orvar, On Holiday. A History of vacationing, Berkeley, University of California Press, 1999.
- Morice Juliette, Renoncer aux voyages. Une enquête philosophique. Paris, PUF, 2024.
- Thouroude Guillaume, La Pluralité des mondes. Le récit de voyage de 1945 à nos jours, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2017.
- Urbain Jean-Didier, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes. Paris, Plon, 1991.