Sociologie du tourisme
Dans cet article, nous avons choisi de mettre en dialogue les apports théoriques de Pierre Bourdieu et du duo Norbert Elias/Eric Dunning pour poser les bases d’une sociologie du tourisme et des loisirs. Ces auteurs fondamentaux ont contribué à légitimer l’étude d’objets alors considérés comme mineurs par les sciences sociales. Si leurs approches diffèrent, leurs analyses se complètent pour comprendre les enjeux sociaux des pratiques touristiques : Bourdieu éclaire les mécanismes de distinction et de reproduction sociale à l’œuvre dans les pratiques de loisirs, tandis qu’Elias et Dunning mettent en lumière les fonctions spécifiques des loisirs dans les sociétés modernes marquées par l’autocontrainte. L’article propose ensuite d’opérationnaliser ces apports théoriques à travers le concept de “trajectoire de vacances” pour étudier les transformations des modes de vie.
Introduction
Au sein des pratiques culturelles, on peut se demander quel est l’intérêt sociologique d’étudier spécifiquement les voyages et le tourisme. Une première réponse a été apportée par les travaux d’histoires culturelles et sociales : les voyages dédiés au plaisir sont intimement liés au mode de vie des classes supérieures. Dès l’origine du tourisme à nos jours, l’analyse de ces pratiques, hautement distinctives, nous en apprend tout autant sur l’évolution des modes de vie que sur la reproduction de la domination culturelle. Les travaux sociologiques sur les fonctions du voyage pour les élites s’inscrivent dans la continuité de cette histoire sociale. Ils montrent les mécanismes qui permettent aux jeunes élites de transformer en capital international ce qui pour d’autres demeurent des expériences de voyage (Wagner & Réau, 2015 ; Réau, 2015).
En fonction des dotations originelles et de la composition des capitaux (économique, culturel et social), les voyages peuvent enrichir des dispositions internationales et alimenter les formes de capital international ou, au contraire, ne pas être valorisables voir être stigmatisants (Wagner, 2008). Ainsi, objet d’investissements sociaux différenciés, marqueur social, les pratiques de voyage représentent une entrée pertinente pour analyser les rapports entre les groupes sociaux. Pour autant, d’autres pratiques culturelles permettent également de mener ce travail. C’est d’ailleurs pris au sein de l’analyse d’un ensemble de pratiques culturelles que les travaux sociologiques sur la famille, le travail ou encore la mobilité sociale abordent le voyage. Il s’agit alors moins de se concentrer sur les pratiques de voyage que de les inscrire dans les transformations globales des modes de vie en fonction des trajectoires sociales.
C’est par exemple, ce que fait Lise Bernard lorsqu’elle analyse les changements de pratiques de loisirs des agents immobiliers issus de classes populaires et travaillant dans l’immobilier de luxe (Bernard, 2012). Dans le même ordre d’idée, les analyses de Philippe Coulangeon (2011) sur les métamorphoses de la Distinction s’intéressent aux différentes pratiques culturelles des groupes sociaux sans se concentrer spécifiquement sur les voyages. Ces derniers ne représentent qu’un élément, qui, pris isolément, n’aurait guère de sens. Ces analyses sont, en quelque sorte, héritières de l’étude pionnière de Pierre Bourdieu (1979), la Distinction, dans leurs manières d’aborder relationnellement les pratiques culturelles entre les groupes sociaux pour penser les transformations des modes de vie et des processus de légitimation culturelle.
Alors, pourquoi le voyage ? Un premier élément de réponse est de considérer le voyage comme une des pratiques qui ont cours durant le temps libre, et donc de s’intéresser aux usages sociaux du temps libre. Il ne s’agit donc pas d’isoler ces pratiques des autres pratiques culturelles mais de s’en saisir comme d’une entrée. En effet, si l’on peut appréhender les transformations des modes en vie en parallèle aux changements dans les trajectoires professionnelles, on peut également s’intéresser aux usages sociaux du temps libre pour cerner d’autres déterminants des modes de vie (comme la structure familiale, l’école, les groupes de pairs). Si l’on considère les vacances comme une période continue de « temps libre », qui permet notamment le voyage, on peut décentrer le regard sur les trajectoires sociales en prenant pour entrée les vacances. Méthodologiquement il ne s’agit donc pas de retracer principalement la trajectoire professionnelle et de récupérer en parallèle les éléments sur les modes de vie, mais, au contraire, de s’intéresser aux trajectoires de vacances comme entrée privilégiée pour saisir les transformations dans les modes de vie et les rapports sociaux entre les groupes. Il s’agit donc d’observer sous un autre angle des transformations qui ont pu être perçues dans des études sur le travail, la mobilité sociale et les pratiques culturelles.
Afin de saisir les enjeux de cette inversion du regard, ce chapitre propose d’abord de croiser les approches de Bourdieu et d’Elias sur les loisirs et le temps libre. En partant de ce dialogue, je proposerai ensuite de mobiliser le concept de « trajectoire de vacances » pour étudier les modes de vie sous un angle particulier.
Regards croisés Bourdieu/ Elias & Dunning sur les loisirs et le temps libre
Grâce à leurs travaux, ces deux sociologues ont contribué à légitimer des objets de recherche souvent considérés comme futiles par les sciences sociales de leurs époques. Comme le note Bourdieu en 1975, «le chercheur participe toujours de l’importance et de la valeur qui est communément attribuée à son objet et il y a très peu de chances qu’il ne prenne pas en compte, consciemment ou inconsciemment, dans le placement de ses intérêts intellectuels le fait que les travaux les plus importants (scientifiquement) sur les objets les plus “insignifiants” ont peu de chances d’avoir, aux yeux de tous ceux qui ont intériorisé le système de classement en vigueur, autant de valeur que les travaux les plus insignifiants (scientifiquement) sur les objets les plus “importants” qui sont aussi bien souvent les plus insignifiants, c’est-à-dire les plus anodins(-). Il faudrait analyser la forme que prend la division, admise comme allant de soi, en domaines nobles ou vulgaires, sérieux ou futiles, intéressants ou triviaux, dans différents champs à différents moments. On y découvrirait sans doute que le champ des objets de recherche possibles tend toujours à s’organiser selon deux dimensions indépendantes, c’est-à-dire selon le degré de légitimité et selon le degré de prestige à l’intérieur des limites de la définition légitime. L’opposition entre le prestigieux et l’obscur qui peut concerner des domaines des genres, des objets, des manières (plus ou moins “théoriques” ou “empiriques” selon les taxinomies régnantes), est le produit de l’application des critères dominants qui détermine des degrés d’excellence à l’intérieur de l’univers des pratiques légitimes ; l’opposition entre les objets (ou les domaines, etc.) orthodoxes et les objets prétendant à la consécration qui peuvent être dits d’avant-garde ou hérétiques selon que l’on se situe du côté des défenseurs de la hiérarchie établie ou du côté de ceux qui essaient d’imposer une nouvelle définition des objets légitimes manifeste la polarisation qui s’établit en tout champ entre des institutions ou des agents occupant des positions opposées dans la structure de la distribution du capital spécifique» (Bourdieu, 1975, p. 4-6).
Dès les années 1950, Norbert Elias, avec Eric Dunning, pose les bases d’une sociologie du sport en étudiant ce phénomène dans le cadre de sa théorie du Procès de civilisation. A partir des années 1960, Bourdieu, avec différents collègues selon les thématiques, s’intéresse aux usages sociaux de la photographie, à la mode, au sport, etc. De nombreux articles publiés dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales qu’il a fondée porte la marque de cet intérêt pour des objets « mineurs » dans la hiérarchie universitaire (la BD, la plage, l’automobile, les livres pour enfants, etc.). Pour autant, les loisirs et les vacances n’ont pas été abordés de la même manière par ces deux sociologues. Ils n’occupent pas une place identique dans leurs travaux. Si Elias a proposé une conceptualisation et un programme de recherche sur les loisirs, Bourdieu n’utilise guère ce terme de façon sociologique. Il faudrait faire la genèse précise du sens donné au terme de « loisir (s)» dans les écrits de Bourdieu et d’Elias. Je souhaite ici seulement souligner quelques aspects et ouvrir une réflexion en rapport avec mes propres recherches. Après avoir proposé quelques repères sur les usages des termes de « loisir(s) » et de « vacances » chez Bourdieu et Elias, j’introduirai la façon dont j’ai pu opérationnaliser ces notions dans mes travaux.
Bourdieu utilise le terme de loisir(s) dans ses nombreux écrits sur la culture, mais il n’en propose pas vraiment de définition. À titre d’exemple, dans la Distinction, le terme de « loisir(s) » apparaît dans vingt-sept pages (Bourdieu, 1979). Il est utilisé pour citer l’analyse secondaire des données de l’enquête sur les loisirs des Français de l’INSEE en 1967. Il est mobilisé par des enquêtés dans des extraits d’entretien. Si Bourdieu ne définit pas explicitement ce qu’il entend par loisirs, les phrases dans lesquelles il emploie le mot nous donne des indices sur le sens du terme. À la page 155, il sépare « sport, loisir et culture ». À la page 201, il différencie les « dépenses de culture et de loisirs ». À la page 325, il distingue les loisirs des pratiques culturelles. En revanche, à la page 355, il donne comme exemples de loisirs des professeurs à la fois une activité physique (la marche) et un lieu de vacances (la montagne). Page 453, il sépare « consommation, lectures et loisirs ». En définitive, s’il n’est jamais clairement explicité ce que sont les loisirs par rapport au sport ou aux pratiques culturelles, c’est sans doute en raison de l’approche structurelle de l’auteur qui s’intéresse aux styles de vie. Dans cette perspective, il s’agit de saisir relationnellement l’ensemble des pratiques des groupes sociaux. C’est en ce sens aussi que l’on peut comprendre l’intérêt porté aux différents temps sociaux (travail, famille, loisirs, vacances, etc.). On trouve par exemple l’expression « dans le travail comme dans le loisir » (pages 278 et 487). Saisir les logiques de la différenciation symbolique par la culture suppose de considérer les goûts, les pratiques et les représentations des différents groupes sociaux dans leur ensemble et en rapport les uns avec les autres. Cette approche s’oppose assez nettement à celle de Joffre Dumazedier, auteur de Vers une civilisation des loisirs ? (1962), qui tend à autonomiser le loisir des autres temps sociaux avec le risque de ne pas saisir les usages et déterminations sociales des pratiques du temps libre.
Au contraire, en considérant les loisirs dans une approche globale de styles de vie, Bourdieu nous invite implicitement à nous détacher du discours du sens commun (et du discours marketing) qui vise à considérer les loisirs en général et les vacances en particulier comme des espace-temps voués aux choix individuels, libérés de tous déterminismes sociaux. Or, on ne peut comprendre le sens des pratiques qu’en tenant compte de l’articulation des différents temps sociaux et des relations entre les groupes sociaux. L’opposition à Joffre Dumazedier n’est pas que théorique. Elle se joue aussi dans la façon de concevoir la recherche comme en atteste la polémique autour de l’article de Mikael Pollak sur Paul Lazarsfeld publié dans la revue fondée par Bourdieu. Les échanges entre Pollak et Dumazedier (Dumazedier, 1984) renvoient à des points de vue très différents sur les relations entre recherche fondamentale et « commandes » privées de recherche. Il faudrait approfondir cette question en identifiant les positions de Bourdieu et de Dumazedier dans le champ de la sociologie française des années 1960, notamment sous l’angle de leurs relations avec les organismes du Plan et les Ministères dans le cadre de programme de recherche. Enfin, on peut penser que, bien que Dumazedier ne soit pas cité dans cet article (« Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues », Les Temps modernes, déc. 1963), les critiques de Bourdieu et Passeron à l’égard des « nouveaux prophètes » s’adressent aussi à lui.
Bourdieu propose un tout autre usage du terme « loisir » dans son ouvrage publié en 1997, Méditations pascaliennes. Ici, l’index du livre au mot « loisir » renvoie le lecteur à skholè. Bourdieu définit la skholè comme « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences et au monde » (Bourdieu, 1997 : 10) ou comme « temps employé librement à des fins librement choisies et gratuites qui, comme chez l’intellectuel ou l’artiste, peuvent être celles d’un travail, mais affranchi, dans son rythme, son moment et sa durée, de toute contrainte externe, et en particulier de celle qui s’impose par l’intermédiaire de la sanction monétaire directe » (Bourdieu, 1997 : 265). Si cet ouvrage porte principalement sur les intellectuels, on y trouve également des réflexions sur le temps qui offrent des pistes d’analyse des pratiques. L’ambigüité du terme skholè, qui renvoie à la fois à l’école, au « loisir studieux » « ce temps libéré des occupations et des préoccupations pratiques, dont l’école (encore la skholè) aménage une forme privilégiée, le loisir studieux, est la condition de l’exercice scolaire et des activités arrachées à la nécessité immédiate, comme le sport, le jeu, la production et la contemplation des œuvres d’art et toutes les formes de spéculation gratuite, sans autre fin qu’elles-mêmes. » (Bourdieu, 1997, p. 25) et plus généralement à une mise à distance (en suspens) des contraintes ordinaires, des « nécessités immédiates », invite à réfléchir sur le contenu, la valeur et l’articulation des temps sociaux en fonction des groupes sociaux.
« A l’opposé des sous-prolétaires qui, comme leur temps ne vaut rien, ont un déficit de biens et un excédent de temps, les cadres surmenés ont un surcroît de biens et un extraordinaire déficit de temps (Bourdieu, 1997 : 268). (-) (Ces derniers vivent) la skholè temporaire des vacances comme une existence libérée du temps parce que libérée de l’illusion, de la pré-occupation, par la mise en suspens de l’insertion dans le champ (…) et le cas échéant, par l’insertion dans des univers sans concurrence, comme la famille ou certains clubs de vacances, univers sociaux fictifs, souvent vécus comme « libérés » et libérateurs parce qu’ils rassemblent des inconnus sans enjeux communs, dépouillés de leurs investissements sociaux, – et pas seulement de leurs vêtements et de leurs attributs hiérarchiques, comme le veut la vision journalistique. En fait, sauf effort spécial, le « temps libre » échappe difficilement à la logique de l’investissement dans les « choses à faire » qui (…) prolonge la concurrence pour l’accumulation de capital symbolique sous diverses formes : bronzage, souvenirs à raconter ou à montrer, photos ou films, monuments, musées, paysages, lieux à visiter ou à découvrir ou, comme on dit parfois, « à faire » – « nous avons fait la Grèce » – en se conformant aux suggestions impératives des guides touristiques » (Bourdieu, 1997 : 250).
Dès lors, on peut s’interroger sur les usages du temps extra-scolaire qui permettent le mieux de transmettre des dispositions scholastiques, des capacités à « jouer sérieusement » aux exercices scolaires, à s’investir dans le « loisir studieux ». Mais on comprend aussi que les vacances, contrairement à leur image simpliste d’un temps de repos (et/ou de récupération de la force de travail), représentent un temps fortement investi socialement qui s’inscrit dans des rapports sociaux et qui participe à la reproduction d’un ordre symbolique. Il s’agit alors d’étudier empiriquement les rapports entre les groupes sociaux à travers leurs usages du temps de vacances, leurs représentations du temps des autres et les profits symboliques qu’ils peuvent retirer des pratiques de loisir.
À la différence de Bourdieu, Elias et Dunning développent une théorie des loisirs à travers deux textes réunis dans l’ouvrage Quest for excitement (1986) (traduit en Français par Sport et civilisation, 1994) : « la quête du plaisir dans les loisirs » et « les loisirs dans le spectre du temps libre ». Ils s’opposent explicitement au concept de « routinisation » employé exclusivement pour le travail par Joffre Dumazedier et Georges Friedmann (Elias, Dunning, 1994, note 1 : 97) : « il n’est pas suffisant de considérer le travail professionnel seulement comme un contre-pôle du loisir et (-) il n’est pas suffisant non plus d’expliquer les caractéristiques et les fonctions des activités de loisir en référence seulement à celles du travail professionnel. Dans des sociétés relativement bien ordonnées comme les nôtres, la routine a gagné toutes les sphères de la vie, y compris celles de la plus grande intimité. La routine ne se limite pas au travail en usine ou aux activités d’employés, de cadres et autres du même genre. (-) la monotonie émotionnelle du travail n’est qu’un exemple » (Elias, Dunning, 1994 : 97).
C’est pourquoi Elias et Dunning proposent d’étudier les loisirs comme des activités permettant la « libération contrôlée des émotions » dans le cadre d’une société marquée par une forte auto-contrainte émotionnelle dans toutes les sphères de la vie. Pour cela, ils distinguent « temps libre » et « loisir » : toutes les activités de temps libre ne sont pas des loisirs, les loisirs se déroulent durant le temps libre. Les activités de loisirs renvoient alors à « une occupation choisie librement et non rémunérée, choisie aussi essentiellement parce qu’elle est agréable en elle-même » (Elias, Dunning, 1994 : 90). Ils analysent ensuite les différentes activités du temps libre et les types de loisirs. À partir de cette typologie des catégories de loisirs, ils définissent des fonctions spécifiques à chacune et ouvrent des pistes de recherche. Il ne s’agit pas ici de résumer ces chapitres, mais seulement de souligner certains aspects. En se référant notamment aux effets curatifs des événements mimétiques mis en avant par Aristote, Elias et Dunning soulignent le fait que les activités de loisirs produisent « un type spécifique de tension, une forme d’excitation souvent liée, comme saint Augustin l’a si bien vu, à la peur, à la tristesse et à d’autres émotions que nous essayons d’éviter dans la vie ordinaire » (Elias, Dunning, 1994 : 110). Celles-ci s’opèrent dans un cadre socialement sans danger qui peut engendrer par là un effet cathartique. Les analyses d’Elias et Dunning demeurent très générales. Elles invitent à opérationnaliser dans des enquêtes empiriques les questions qu’elles soulèvent à un niveau quasi anthropologique.
Les auteurs en ont conscience lorsqu’ils écrivent « qu’il y a des différences considérables entre les divers groupes d’âges et les diverses classes dans la spontanéité avec laquelle le public révèle, à travers les mouvements de son corps, sa tension et son excitation. Il existe aussi des différences entre les divers événements mimétiques dans tout le cadre social. Tout cela offre une vaste étendue à l’enquête sociologique » (Elias, Dunning, 1994 : 113). On peut alors travailler sur les variations sociales et historiques des modalités de « relâchement contrôlé des contrôles » tant du côté des publics que des producteurs d’activités de loisirs, mais aussi décaler la focale adoptée par Elias et Dunning en s’intéressant, non pas centralement aux émotions, mais aux recompositions des valeurs et des normes dans le cadre du temps de vacances voué aux activités de loisirs. À ma connaissance, ces travaux ne sont pas cités ou discutés par Bourdieu à la différence de leurs travaux sur le sport (article traduit dans les Actes de la recherche en sciences sociales). Il faudrait faire la genèse de cette importation sélective en s’intéressant non seulement aux différences de cadres théoriques des auteurs, mais aussi aux conditions institutionnelles de circulations internationales des idées.
Elias et Dunning proposent également des réflexions sur la « schole » en s’appuyant sur Aristote (Elias, Dunning, 1994, p. 103 et ali.), et notamment sur la différence chez les Grecs entre le loisir comme temps consacré à apprendre, « le temps de faire des choses meilleures et plus significatives » (Elias, Dunning, 1994, p. 103) et le travail des hommes de la classe de loisir nommé ascholia.
Finalement, à partir de perspectives différentes, Bourdieu, Elias et Dunning se rejoignent autour de plusieurs points. Ils soulignent l’importance des pratiques culturelles et de loisirs dans les sociétés modernes. Si Bourdieu pointe l’importance de ces pratiques dans les rapports symboliques de domination, Elias et Dunning mettent en avant, implicitement, les fonctions spécifiques des activités de loisirs dans le maintien de l’équilibre émotionnel des individus des sociétés modernes (et donc aussi dans le maintien de l’ordre politique). Alors qu’Elias et Dunning ne font qu’appeler à mener des études différenciant les groupes sociaux et les classes d’âges, Bourdieu offre une analyse relationnelle des goûts et des pratiques culturelles des classes sociales de la société française des années 1960. Mais Elias et Dunning suggèrent aussi de travailler sur les cadres des « événements de loisirs » et donc de mener une sociologie des producteurs de loisirs.
Enfin, Bourdieu, Elias et Dunning rejettent, chacun à leur manière, les fausses divisions entre « travail », « temps libre » et « loisirs » : Bourdieu, en s’intéressant aux styles de vie, considère l’articulation des différents temps sociaux et des pratiques ; Elias et Dunning invitent à s’éloigner des divisions simplistes et connotées entre le « travail » et les « loisirs », et ils offrent une réflexion et une typologie des activités du « temps libre ». « Le temps libre, d’après les usages linguistiques actuels, équivaut au temps qui est libre de tout travail professionnel. Dans nos sociétés, seule une partie de ce temps libre est consacrée aux loisirs » (Elias, Dunning, 1994, p. 90). Le chapitre « la quête du plaisir dans les loisirs » offre une première classification (Ibid. p. 90 et ali). Celle du chapitre « les loisirs dans le spectre du temps libre » est plus élaborée (Ibid. p. 131 et ali). Comme l’écrivent Elias et Dunning : « On ne peut comprendre les caractéristiques des activités de loisir que si on les met en relation à la fois avec le travail professionnel et avec les diverses activités de non-loisir du temps libre » (Elias, Dunning, 1994 : 132).
Afin de mettre en œuvre empiriquement les programmes de recherche que dessinent Elias, Dunning et Bourdieu on peut mobiliser des entretiens biographiques. Cette méthode n’est pas exclusive. On peut penser, par exemple, que pour saisir à un niveau plus global les usages sociaux du temps libre, et notamment celui de vacances, le chercheur peut s’appuyer sur différentes enquêtes statistiques existantes et/ou produire un questionnaire. Les méthodes sont complémentaires. Ici, nous soulignerons l’intérêt d’avoir recours à l’entretien biographique afin de retracer des « trajectoires de vacances » qui permettent d’étudier sous un angle différent les transformations des modes de vie.
Trajectoire de vacances et entretien biographique
Le voyage et le tourisme sont englobés dans un temps plus vaste, celui des vacances. La notion de « trajectoire » telle que la définit Bourdieu (Bourdieu, 1986) permet de situer le « trajet » spécifique que représente les expériences de voyage dans la structure d’ensemble des espaces des possibles et d’historiciser celle-ci. Ainsi, en analysant les trajectoires de vacances en relation avec les trajectoires sociales des parents et des agents, on peut comprendre les espaces des possibles qui se sont offerts à eux à différents moments de leurs vies. En fonction des expériences touristiques passées, l’espace des possibles en matière d’usages du temps de libre de vacances peut varier. Comme l’écrit Christophe Guibert : « les goûts en matière de tourisme sont le produit de l’histoire des individus (au sens de trajectoire individuelle sociologiquement et historiquement localisée ou située), c’est-à-dire un système élastique de dispositions qui est sans cesse confronté à des expériences touristiques nouvelles et donc affecté par elles. A cette perspective individuelle s’ajoute nécessairement une pris en compte des singularités culturelles et sociétales des touristes. Convoquer, dans l’analyse, les processus d’expériences touristiques et d’incorporation de schèmes mentaux implique en conséquence de prendre au sérieux le passé des individus. Les socialisations plurielles, cumulatives ou contradictoires dans la formulation des goûts personnels, structurent les habitudes mentales dès l’enfance et ce tout au long de la vie sociale d’un individu » (Guibert, 2016).
Si les déterminants du départ en vacances sont bien connus statistiquement en termes de niveau de revenu, de contraintes professionnelles et familiales, l’étude des logiques des choix opérés mérite d’être approfondie. Ces logiques sont souvent réduites à des enquêtes portant sur les « motivations » déclarées par les agents eux-mêmes et en restent, sans surprise, à des niveaux de généralité qui ne disent rien des pratiques (comme par exemple, les items « se reposer », « être en famille », etc.). Au contraire, situer les pratiques à un moment donné d’un agent dans l’ensemble de ses usages du temps (temps de vacances, temps du quotidien) sur plusieurs années permettrait de comprendre ce que je nomme une « trajectoire de vacances ». Jean-Claude Passeron met en garde contre un usage « automatique » de cette notion de « trajectoire ». Il invite à en faire une utilisation « (-) balistique (qui) a le mérite d’introduire de nombreuses exigences méthodologiques, conditions exigibles de sa fécondité descriptive. On voit dès le principe qu’il s’agit de composer une force et une direction initiales propres à un mobile avec les champs de force et d’interactions qu’il traverse : même dans le monde nomologique de l’astronautique, il est prudent de refaire plusieurs fois le calcul en cours de trajectoire. » (Passeron, 1990, p. 21). Dès lors, les entretiens biographiques menés pour retracer les « trajectoires de vacances » sont soumis aux nombreux risques de « l’illusion biographique » (Bourdieu, 1986). Si l’enquêté peut être amené à mettre plus de cohérence dans ses choix qu’il y en a, l’enquêteur risque, lui, de tomber dans la rétrodiction : en connaissant la fin de l’histoire, la tentation est grande de reconstruire a posteriori un récit avec une direction et une signification qui n’étaient pas « écrits » a priori. Méthodologiquement, afin de se prémunir de ce risque, le chercheur se doit de retracer les différents espaces des possibles aux différents moments de la vie de l’enquêté, c’est ce que Jean-Claude Passeron appelle « refaire plusieurs fois les calculs en cours de trajectoire ». Il reste néanmoins le problème de la mémoire des enquêtés. Si l’on considère que l’enfance représente un temps de socialisation aux pratiques de voyage, comment tenir compte de la sélectivité des souvenirs des enquêtés et de leurs descriptions a posteriori ? On le sait le chercheur n’a accès qu’aux représentations du passé de ses enquêtés. À titre d’exemple, est-ce que les souvenirs de vacances ne se doivent pas d’être présentés comme « heureux »? Plusieurs de mes enquêtés passent ainsi très vite sur leurs vacances d’enfance jugées sans intérêts pour en venir à leurs pratiques adultes. Enquête réalisée entre 2011 et 2012 auprès de clients d’une association de tourisme social. (Réau, 2016).
Dès lors, les entretiens biographiques permettent de retracer les espaces de possible vacanciers à différentes périodes de la vie en se focalisant sur les conditions matérielles des pratiques, On pose alors des questions sur les types de séjours, les transports, les personnes avec qui l’enquêté est parti, la durée, etc. ; tout autant que sur les représentations qu’en ont les enquêtés. La description subjective des vacances nous en apprend parfois tout autant sur la façon dont l’enquêté choisit ses vacances actuelles que sur celles du passé. Le sociologue peut alors établir des parallèles entre la trajectoire sociale et la trajectoire de vacances de l’enquêté. Il peut identifier des séquences liées aux événements qui affecte l’enquêté. À cet égard, plusieurs facteurs semblent déterminants et mériteraient d’être étudiés de façon approfondie : la composition familiale et les dotations en capitaux économique, culturel et social, les conditions du premier départ en vacances sans les parents durant l’enfance, le premier départ en vacances à l’âge adulte, qui renvoie aux conditions socialement différenciées de l’accès à l’autonomie qu’elle soit financière, négociée avec les parents, etc., les premières vacances en couple, les vacances à partir du moment où l’enquêté a un emploi stable, les vacances avec l’arrivée d’un enfant, l’achat d’un bien immobilier, le départ des enfants de la maison, etc. Loin d’être linéaires, ces facteurs jouent de manière socialement différenciée. Mais les vacances peuvent aussi être affectées par des événements de rupture de trajectoire : un divorce, la perte d’un emploi, le surendettement, la charge d’un aîné, un accident grave, etc. L’expérience des vacances prend alors des significations différentes pour les enquêtés.
Conclusion
Dès lors, si les entretiens de trajectoire permettent d’identifier des séquences de vie marquées par des événements (autonomie financière, mariage, achat immobilier, enfants, etc.) qui déterminent en partie les usages sociaux des vacances, pris isolément, ils sont insuffisants pour identifier des récurrences et des mécanismes sociaux plus généraux. Si l’on veut saisir les effets sociaux du temps de vacances, il faut s’intéresser à l’articulation des différents temps sociaux qui sont aussi les différentes scènes sociales sur lesquelles les individus agissent. Si des premières enquêtes explorent ces pistes (Guibert, 2016 ; Réau, 2016), adopter une démarche diachronique et cumulative permettrait d’identifier des récurrences et, ainsi, d’interroger la particularité du temps de vacances par rapport aux autres temps sociaux. La multiplication, la diversification des profils sociaux, par genre et classe d’âge et leur comparaison systématique permettraient potentiellement d’identifier les mécanismes sociaux des trajectoires de vacances, et, ainsi, plus globalement les effets sociaux des vacances. Au final, il serait intéressant de prendre le problème à l’envers en partant des pratiques de vacances des enfants et en suivant une cohorte sur plusieurs années afin de comprendre plus précisément les effets sociaux des vacances.
Christophe GUIBERT et Bertrand RÉAU
Bibliographie
- Actes de la recherche en sciences sociales, 2015, « Espace des disciplines et pratiques interdisciplinaires », n°210, décembre.
- Bernard Lise, 2012, « Le capital culturel non certifié comme mode d’accès aux classes moyennes. L’entregent des agents immobiliers », Actes de la recherche en sciences sociales, n°191-192, p. 68-85.
- Bourdieu Pierre, 1975, « Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets », Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, p. 4-6.
- Bourdieu Pierre, 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit.
- Bourdieu Pierre, 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, p. 69-72.
- Bourdieu Pierre, 1997, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil.
- Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude, 1963, « Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues », Les Temps modernes, n°211, p. 998-1021.
- Coulangeon Philippe, 2011, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus ».
- Dumazedier Joffre, 1962, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil.
- Dumazedier Joffre, 1984, « A propos de l’étude de Michael Pollak sur “Paul Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique” », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 55, n°1, p. 49-53.
- Élias Norbert, Dunning Eric, 1986, The Quest for excitement: Sport and leisure in the Civilizing Process, Oxford, Basil Blackwell.
- Guibert Christophe, 2016, « Les déterminants dispositionnels du “touriste pluriel”. Expériences, socialisations et contextes », SociologieS, https://doi.org/10.4000/sociologies.5544.
- Passeron Jean-Claude, 1990, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, vol. 31, n°1, p. 3-22.
- Réau Bertrand, 2016, « Tourism, Educational travel and Transnational Capital: From the Grand Tour to the “Year Abroad” Among Sciences Po-Paris Students » dans Koh Soon Lee Aaron, Kenway Jane (dir.), Elite Schools: Multiple Geographies of Privilege, Londres, Routledge, p. 115-130.
- Réau Bertrand, 2016, « Trajectoires sociales et de vacances : réflexions d’enquête », Revue Partances, n°2, p. 23-28.
- Wagner Anne-Catherine, 2007, « La place du voyage dans la formation des élites », Actes de la recherche en sciences sociales, n°170, p. 58-65.
- Wagner Anne-Catherine, 2008, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
- Wagner Anne-Catherine, Réau Bertrand, 2015, « Le capital international » dans Siméant Johanna et al. (dir.), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, Paris, Éditions du CNRS, p. 33-46.