Patrimonialisation du végétal
En permettant d’établir un lien entre les générations, le processus social de patrimonialisation ne repose pas seulement sur la transmission entre générations d’un héritage mais aussi sur la reconnaissance sociale dans le temps présent d’objets venant du passé. Il ne tient pas seulement de la détention d’objets hérités mais de la création de ressources valorisables liées à des activités passées. Dans un contexte de concurrence entre les territoires et de transition socio-écologique, le patrimoine végétal représente une réserve d’adaptabilité aux futurs changements.
Le patrimoine, selon Ollagnon (1989), constitue « l’ensemble des éléments matériels et immatériels qui concourent à maintenir l’identité et l’autonomie de son titulaire dans le temps et dans l’espace par l’adaptation en milieu évolutif » (Requier-Desjardins, 2009 : p.9). L’une de ces caractéristiques est de permettre d’établir un lien entre les générations passées et futures. Ce lien lui confère une dimension collective. Pour être qualifié de patrimoine, cet ensemble doit être reconnu socialement par le groupe qui lui attribue de la valeur (Vernières, 2015).
Au-delà de sa dimension culturelle, dans un contexte de concurrence entre les territoires et de transition socio-écologique, le patrimoine a acquis un statut de ressource à valoriser dans une perspective de développement socio-économique et environnemental du territoire. Il fait le lien entre un objet et un système (ici la dynamique patrimoniale) au travers du processus de patrimonialisation (François et al., 2006).
Le terme de patrimonialisation traduit la volonté d’envisager un processus social de reconnaissance de certains objets plutôt que les éléments patrimonialisés en tant que tels. La patrimonialisation suppose que l’on distingue ce qui fait sens pour les acteurs du territoire. Elle repose sur leur capacité à jeter un regard distancié sur leur histoire, leur culture et leur propre identité territoriale, afin de reconsidérer la valeur collective attribuée aux ressources à valoriser (Plottu et Leroux, 2024 ).
L’exemple de la ville d’Angers dans le Maine et Loire (49) illustre bien ce processus de différenciation du territoire par la mise en patrimoine de ressources spécifiques locales (Plottu et al., 2023). Angers a en effet été élue la première ville verte de France selon les derniers palmarès de l’observatoire des villes vertes de l’union nationale des entreprises du paysage en 2014, 2017 et 2020. La ressource végétale, historiquement valorisée en Anjou par une filière professionnelle horticole, a été déployée sur le territoire au travers d’une stratégie d’offre thématique, c’est-à-dire déclinée selon différents thèmes pour divers lieux, activités et évènements afin de mieux cibler la clientèle potentielle et mieux s’inscrire dans le développement de la filière du végétal (par exemple pour des touristes et personnes pratiquant des loisirs par des activités ludiques, sportives ou de bien-être autour de plantes insolites, vénéneuses, ou médicinales dans le parc à thème Terra Botanica, au travers de l’exposition des jardins d’expression au parc de Pignerolle, par l’exposition sur le thème de l’inspiration végétale au musée d’Angers, pour surprendre les voyageurs et donner un côté emblématique à la porte d’entrée d’Angers par des arbres suspendus dans la gare d’Angers (III.1) , …).

III.1. Arbres suspendus à l’intérieur de la gare d’Angers Saint-Laud le 4 juin 2018.
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Si la filière professionnelle horticole a transmis un patrimoine local identifiable grâce à la création et la production-commercialisation de végétaux à l’instar de l’Hydrangea paniculata VANILLE FRAISE® “Renhy” qui a été lancé en 2007 et a rencontré un succès mondial, de nouveaux champs de développement de la ressource végétale ont été explorés dans diverses sphères socio-économiques au croisement, par exemple, de la dimension culturelle, créative, touristique, numérique ou gastronomique. En gastronomie, certains restaurateurs ou pâtissiers en Anjou ont créé des recettes avec des végétaux vivriers de création locale comme la poire Angélys, une variété créée par l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique) en 1998 à Angers. D’autres champs restent encore à découvrir. Ainsi, si le patrimoine transmis est l’une des voies traditionnelles de valorisation, d’autres voies sont à promouvoir au travers de la création d’activités liées au passé (comme en témoignent déjà les exemples précédents d’évènementiels d’inspiration végétale sur Angers).
La notion de patrimoine a en effet connu un glissement sémantique dans les années quatre-vingt, de l’héritage du passé, transmis aux générations futures, au patrimoine reconnu par les générations présentes. La notion de patrimoine peut en effet faire référence à deux types de dynamiques distinctes. D’une part, le patrimoine est transmis d’une génération à une autre, ce qui sous-entend l’idée d’un patrimoine déjà constitué, hérité du passé vers le présent avec un devoir de conservation et de transmission aux nouvelles générations. Cette dynamique a traditionnellement reconnu un patrimoine historique remarquable. D’autre part, le patrimoine est désigné dans le temps présent, ce qui suppose un processus de “filiation inversée” reconnaissant des objets venant du passé (Davallon, 2002). On se place alors dans une conception résolument dynamique qui consiste, non pas à détenir, mais à créer des ressources liées à des activités passées et à un potentiel qui demande à être activé à la faveur d’une question d’aménagement ou de production (François et al., 2006). Dans cette perspective dynamique, nous pourrions faire nôtre la phase d’André Malraux :
L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert (André Malraux, 1935)
Si l’héritage ne tient plus seulement d’une transmission mais aussi d’une appropriation, le présent peut alors être considéré comme le point de départ de la construction d’une cohérence entre passé et futur. Le patrimoine relève alors plus des pratiques et d’une reconnaissance sociale que d’une décision politique et d’une reconnaissance scientifique. Cette conception du patrimoine suscite l’apparition de nouveaux patrimoines en lien avec des usages sociaux actuels. La végétalisation de nos villes, notamment par la réappropriation citoyenne d’espaces délaissés, par le portage de projets de jardins partagés, de paysages comestibles, de vergers ou de forêts urbaines, voire par le ré-ensauvagement de nos villes, constitue une opportunité de protéger et/ou de ré-introduire du patrimoine végétal.
Bibliographie
- Davallon Jean, 2002, « Comment se fabrique le patrimoine ? », Sciences Humaines, numéro Hors Séries 36 – Que transmettre ? – mars, avril, mai, p.74 – 77.
- François Hugues, Hirczak Maud, Senil Nicolas, 2006, « Territoire et patrimoine : la co-construction d’une dynamique et de ses ressources », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, no 5, décembre, p.683, https://doi.org/10.3917/reru.065.0683.
- Ollagnon Henry, 1989, Une approche patrimoniale de la qualité du milieu naturel, dans Mathieu Nicole, Jollivet Marcel (dir.), Du rural à l’environnement : la question de la nature aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, p. 258-268.
- Plottu Béatrice, Leroux Isabelle, Bouvier Vincent, 2023, « Friches transitoires et innovation par l’usage : le rôle des chercheurs dans la co-construction de l’espace urbain – le cas de la ville d’Angers », Revue d’économie régionale et urbaine, n°1, février, p.35-58, https://doi.org/10.3917/reru.231.0035
- Plottu Béatrice, Leroux Isabelle, 2024, Communautés de pratique, plasticité des usages et nouveaux patrimoines sociaux. Pour une grille d’analyse prospective appliquée au végétal urbain à Angers, dans Jean-René Morice, Guy Saupin, Johan Vincent et Nadine Vivier (dir.), Nouvelles lectures patrimoniales. La région Pays de la Loire au miroir de l’Europe, PUR, pp.111- 120.
- Requier-Desjardins Denis, 2009, « Territoires – Identités – Patrimoine : une approche économique ? », Développement durable et territoires [En ligne], Dossier 12, mis en ligne le 20 janvier 2009, consulté le 18 septembre 2018, URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/7852
- Vernières Michel, 2015, « Le patrimoine : une ressource pour le développement », Techniques Financières et Développement, n° 118, p. 7-20, https://doi.org/10.3917/tfd.118.0007