Chemin de fer de montagne

Gravir un sommet sans efforts a longtemps relevé de la gageure pour celles et ceux qui ne pratiquaient pas l’alpinisme. Liée à une fascination pour la hauteur qui s’impose de plus en plus dans les élites bourgeoises, la construction de chemins de fer de montagne donne au tourisme de montagne un essor déterminant. Dès les années 1880, la ruée vers le sommet se caractérise par l’apparition de multiples installations qui font appel à des systèmes techniques garants d’une sûreté absolue.

La hauteur : un défi technique

Lors d’un séjour en Suisse en 1891, Marc Twain est étourdi par le nombre de constructions ferroviaires (chemins de fer de montagne, crémaillères ou funiculaires,) qui sillonnent les Alpes dans tous les sens. « Il n’y a pas une montagne dans ce pays, écrit-il, qui n’ait pas une ou deux voies ferrées comme des bretelles sur le dos […] et le paysan qui vit dans des régions plus élevées et sort la nuit doit emporter une lanterne avec lui, de sorte qu’il ne trébuche plus sur les rails construits depuis sa dernière ronde. » (Twain, 1963, 110-119). L’étourdissement de l’écrivain américain peut concerner beaucoup d’autres sommets en Europe et dans le reste du monde tant la montagne sert à satisfaire les désirs de touristes avides de la gravir sans danger au grand dam des clubs alpins. Pour la beauté du spectacle qu’elle offre une fois conquise, elle se prête à se soumettre à tous les excès et alimente les ambitions les plus démesurées.

En ne laissant pas aux seuls grimpeurs la possibilité de la conquérir, ces moyens de transport doivent leur existence à la capacité des ingénieurs d’oser défier techniquement des pentes plus raides. Si, dès le début des chemins de fer, les constructeurs ont tout de suite été confrontés à la question des déclivités, leurs calculs aboutissaient à limiter l’adhérence des roues à des pentes ne dépassant pas 5%. Ce seuil passé, l’entreprise devenait épineuse et dangereuse mais pas impossible. D’intenses réflexions sont menées pour trouver des solutions permettant de surmonter ces obstacles. Avec l’essor du tourisme de montagne, la question devient très pressante, car on sent la fascination des touristes pour des sommets que seuls d’audacieux alpinistes peuvent atteindre, alpinistes qui ne se privent pas de narrer leurs exploits dans des publications que le public s’arrache. Ce ‘pourquoi pas nous aussi ?’ active des solutions aussi ingénieuses qu’improbables. Mais plusieurs systèmes prouvent peu à peu leur efficacité et leur fiabilité.

Pluralité des systèmes

La crémaillère consiste à installer, au centre de la voie ferrée, un troisième rail muni de dents qui permettent à une roue ou à plusieurs roues motrices d’être actionnées par la technique de l’engrenage. Plusieurs systèmes apparaissent dès la fin des années 1860, la plupart issus des travaux d’ingénieurs suisses. La ligne Vitznau-Righi est la première démonstration de la fiabilité de la crémaillère en Europe à des fins touristiques. Construite sur la base du système imaginé par Niklaus Riggenbach, elle est inaugurée en grande pompe le 21 mai 1871 et devient rapidement une attraction qui connaît un succès international et dont l’accès est facilité encore avec l’ouverture du tunnel de Gothard dix ans plus tard. Riggenbach poursuit ses constructions dans d’autres lieux en Europe. La commodité de la crémaillère est qu’elle peut être installée sur une partie d’une ligne normale, là où la déclivité devient trop importante.

Ill. 1- Chemin de fer à crémaillères de Langres selon le système Riggenbach inauguré en 1887.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_chemins_de_fer_%C3%A0_cr%C3%A9maill%C3%A8re#/media/Fichier:LANGRES_-_La_cr%C3%A9maill%C3%A8re_-_Pont_sous_les_remparts.JPG (consulté le 10 mars 2023)

Avec le funiculaire, la montagne devient aussi un objet de loisir mêlant rêve, excitation et domination. Connu dès le Moyen-Âge et en exploitation dans les mines au 19ème siècle, le funiculaire généralement formé de deux rames présente la caractéristique d’être mu par un ou plusieurs câbles. Le poids du train descendant compense en partie le poids du train montant. L’énergie à fournir peut-être alimentée selon différentes modalités, la vapeur, le moteur électrique mais aussi des systèmes dits à contrepoids d’eau. Dans ce dernier cas, l’eau d’un torrent ou d’une autre origine (eaux usées) est chargée dans un réservoir et fait descendre une cabine tout en entraînant l’autre dans la montée. C’est un autre ingénieur suisse, Carl Roman Abt, qui met au point un système installé pour la première fois à Giessbach en 1879 et qui sert à relier le débarcadère au bord du lac de Brienz (566 mètres) à une station proche du Grandhotel (656 mètres) construit cinq ans plutôt. Abt dirige de nombreuses constructions en Europe et ailleurs, crémaillères ou funiculaires.

Ill. 2 – Vue du Grand-Hôtel de Giessbach au bord du lac de Brienz, avec la cascade et le funiculaire. Une des inventions de l’ingénieur Abt est d’installer un évitement au milieu du parcours.
Aquatinte de Johann Rudolf Dikenmann, vers 1883 (Bibliothèque nationale suisse).

La popularisation de ces nouvelles attractions reste dépendante de dispositifs techniques garants d’une sûreté absolue pour rassurer une clientèle peu habituée à côtoyer des précipices ou à voyager en-dessus du vide. La publicité va se saisir de cette occasion pour faire de la montagne un objet sans danger. La beauté du point de vue fait dès lors partie intégrante des affiches et autres supports d’annonces. Laissée aux mains des ingénieurs, l’élévation n’est plus un loisir réservé à quelques audacieux grimpeurs, mais une attraction disponible à celles et ceux qui peuvent se l’offrir, réservée à quelques riches avant d’être vendue à plus de monde.

Ill. 3 – Anton Reckziegel, Chemins de fer Territet-Glion, 1903 © Musée alpin Berne

Laurent TISSOT

Bibliographie

  • Twain Mark, « Switzerland, the Cradle of Liberty », in: The Complete Essay of Mark Twain, New York, 1963, pp. 110‑119.