Cappadoce

La Cappadoce (Kapadokya en turc) est une région touristique d’Anatolie centrale, en Turquie. Célèbre pour des paysages d’aspect lunaire, des habitations troglodytes et des églises rupestres, elle est aujourd’hui visitée par plus de 2,5 millions de personnes annuellement. La région a toutefois connu de multiples évolutions depuis son « invention touristique » (Knafou, 1991) au 18e siècle.

Figure 1 : De gauche à droite : Des formations rocheuses souvent nommées « cheminées de fées » ; exemple d’habitat troglodyte cappadocien ; intérieur d’une église rupestre (cl. Annie Ouellet, 2022)

« Invention » : des explorateurs aux hippies

Paul Lucas est généralement considéré comme le premier voyageur occidental à avoir décrit et illustré la Cappadoce. Dans ses écrits parus au début du 18e siècle, il décrit la région et ses paysages en ces termes :

 « J’avois fait déjà beaucoup de voïages, mais je n’avois jamais vû ni même entendu parler de rien de semblable. […] Enfin je le répèterai, c’est la chose la plus admirable qu’un mortel puisse voir de ses yeux ». (Paul Lucas, 1712)

Néanmoins, ce sera surtout l’œuvre photographique et archéologique du jésuite français spécialisé dans l’époque byzantine, Guillaume de Jerphanion, qui va participer à mieux faire connaître cette région, deux siècles plus tard. Il réalise plusieurs voyages en Anatolie centrale dont il publiera les études entre 1925 et 1942 sous le titre : Une nouvelle province de l’art byzantin. Les églises rupestres de Cappadoce. Également, quelques articles parus dans le National Geographic au cours de la première moitié du 20e siècle permettront de faire découvrir la région à un auditoire anglo-saxon.

Même si on ne peut pas parler de région touristique à cette époque, ces récits de voyageurs emprunts d’orientalisme ont permis « l’invention » (Knafou, 1991) de la Cappadoce touristique en lui attribuant une valeur patrimoniale, mais cette mise au monde du lieu ne va pas entraîner de grands bouleversements dans la région avant la deuxième moitié du XXe siècle. Il importe également de préciser que cette région touristique n’a aucune existence administrative et se situe à cheval sur quatre provinces (Nevşehir, Kayseri, Niğde et Aksaray).

Ce n’est qu’à partir des années 1960 et 1970 que les habitants, qui vivaient alors essentiellement de l’agriculture, ont vu arriver les premiers voyageurs sacs au dos. Ces derniers, principalement des hippies européens en route vers l’Inde demandaient uniquement à planter leur tente dans les champs, mais certains habitants leurs proposaient de dormir chez eux. Ceci inspira des villageois à transformer une partie de leur maison pour accueillir des visiteurs en demandant une rétribution financière (Turan, Kozak, 2016), engendrant ainsi les prémices d’une activité touristique dans la région. Ainsi, dans un contexte socio-économique particulièrement difficile marqué par une forte émigration masculine vers les villes voisines, Istanbul ou l’Europe, le tourisme est vu par certains précurseurs comme un moyen idéal de travailler au village (Tucker, 1999).

Figure 2 : Localisation de la Cappadoce en Turquie. Réalisation : Annie Ouellet, 2024 (fond de carte www.d-maps.com)

Consolidation : région rurale et lieux mondialisés

Plusieurs facteurs concomitants ont permis de consolider le tourisme en Cappadoce. D’une part, à la suite de la stabilisation politique et aux réformes économiques libérales de la présidence de Turgut Özal, l’État s’implique davantage dans le processus de développement touristique, notamment par la loi d’encouragement du Tourisme votée en 1982 (Turizmi Teşvik Kanunu). Les projets touristiques de grande envergure sont dès lors favorisés et on permet aux étrangers d’investir dans le pays. L’État lui-même se lance dans la construction et la gestion d’établissements hôteliers dans la région, entre autres à Ürgüp (Tosun, 1998).

D’autre part, l’inscription du « Parc national de Göreme et sites rupestres de Cappadoce » sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité en 1985 a permis de faire connaître la région au niveau international. Les habitants du village de Göreme, situé à proximité du parc éponyme et au cœur du périmètre du bien inscrit par l’Unesco, ont profité de ce coup de projecteur pour développer une activité touristique familiale s’adressant essentiellement aux backpackers. Voyant le succès de leurs voisins, les habitants ont été de plus en plus nombreux à créer des gîtes, auberges de jeunesse, restaurants, boutiques de vente de produits artisanaux (poterie, tapis, etc.). Hazel Tucker, qui a longuement étudié la région dans les années 1980 et 1990, notait qu’au moment de son premier séjour dans la région en 1984, le village de Göreme ne comptait que trois gîtes (Tucker, 1999). Quarante ans plus tard, le village regroupe environ 200 hébergements touristiques (tous types confondus), totalisant plus de 5 000 lits touristiques, selon les données fournies par l’institut statistique de la Turquie (Türkiye İstatistik Kurumu).

Figure 3 : Lieux touristiques de Cappadoce. Réalisation : Annie Ouellet, 2024

Figure 4 : Évolution de l’offre d’hébergements touristiques à Göreme (1999, 2022). Réalisation : A. Ouellet, 2024 (à partir d’une carte réalisée par Tucker, 1999 (carte de gauche) et du site www.booking.com (carte de droite)

Mutations : changement de clientèle et adaptation des acteurs locaux

Si l’origine des touristes se diversifie au fil des années 1990 et surtout des années 2000, les Occidentaux demeurent majoritaires jusqu’en 2015. Toutefois, les nombreux attentats terroristes qui ont frappés la Turquie en 2015 et 2016, dont celui de la gare d’Ankara, le plus meurtrier de l’histoire du pays, ont engendré un sentiment d’insécurité. La tentative de coup d’état du 15 juillet 2016 a encore davantage entaché l’image de la Turquie à l’international. Tandis que le pays (et la région) a connu une baisse massive des arrivées de touristes internationaux en 2016 (de l’ordre de 60% entre 2015 et 2016, selon Erol, 2020), le pays s’est tourné vers de nouveaux marchés, dont la Chine. Dans le cadre de l’année de la Turquie en Chine (2018), une campagne promotionnelle nommée Chinadocia Destination Project a été mise en place dans le but d’attirer des touristes chinois dans la petite région anatolienne. L’une des conséquences les plus marquantes de cette croissance de la présence touristique chinoise est certainement l’ouverture de huit restaurants chinois, alors qu’aucun n’existait en 2015. Ce changement de clientèle a aussi eu des impacts au niveau des pratiques touristiques. Si les vols en montgolfières demeurent très populaires auprès des touristes de tous horizons, d’autres activités périclitent tandis que de nouvelles émergent ou gagnent en importance. La randonnée pédestre constituait l’une des principales activités lors d’un séjour dans la région, mais à partir de la fin des années 2010, même les vallées les plus célèbres sont désertées par les marcheurs. D’autres activités sont venues remplacer la randonnée à pied : les randonnées en quad et les « safaris ». Si les premières étaient déjà proposées depuis quelques années, les touristes chinois en sont particulièrement friands. Quant aux « safaris », soit des balades en véhicule tout terrain au milieu des paysages lunaires entourant les villages, ils sont apparus avec l’arrivée des touristes chinois dans la région.

Figure 5 : Exemples de restaurants chinois à Göreme et menu en chinois et anglais (Cl. Annie Ouellet, 2019)

Alors que les différents acteurs du tourisme s’adaptaient peu à peu à cette nouvelle réalité (affichage touristique en mandarin, offre de loisirs adaptée aux demandes de cette clientèle, etc.), la pandémie de Covid-19 est venue, une fois de plus, transformer le visage de la région. Depuis la réouverture des frontières et la reprise du tourisme au niveau mondial, il est possible d’identifier trois principaux changements ou tendances qui se renforcent. D’une part, on assiste à une montée en gamme de l’offre touristique. Désormais, même à Göreme, l’offre en matière d’hébergement évolue en ce sens, avec, par exemple, d’anciennes auberges de jeunesse transformées en hôtels de standing. D’autre part, tandis que depuis plusieurs années déjà le nombre de touristes en provenance de Russie augmentait en Turquie et en Cappadoce, la baisse drastique du nombre de touristes chinois à la suite de la récente crise sanitaire mondiale, a conduit à un basculement. Les Russes constituent désormais la première clientèle de la région. Toutefois, même si les touristes russes sont nombreux, la clientèle touristique désormais présente en Cappadoce est très hétéroclite et fortement représentée par des visiteurs en provenance des principaux foyers touristiques émergents (par exemple : Inde, Indonésie, Thaïlande Brésil, Mexique, etc.) Enfin, si la dimension touristique de la région a longtemps été incarnée par quelques pôles dominants, au premier rang desquels Göreme, Ürgüp, Üçhisar, Avanos, on assite désormais à une densification des espaces intersticiels. Des villages jusque-là restés à l’écart de la dynamique touristique proposent désormais des aménagements dédiés aux touristes (par exemple des structures dédiées à des prises de photographies mises en scène) et cumulent une offre hôtelière conséquente.

Figure 6 : De gauche à droite : Une agence de voyage affichant son offre uniquement en russe (Göreme) ; Un restaurant d’inspiration indienne (Göreme) ; Aménagement permettant une mise en scène photographique (Ortahisar) (cl. : A. Ouellet, 2022)

Si notre description de l’évolution de cette région touristique s’achève ici, la Cappadoce continue de se transformer et d’évoluer. Ainsi, les probabilités que la dynamique touristique de la région s’arrête sont extrêmement faibles, du moins à court ou moyen terme. Les crises (sécuritaire et sanitaire) que les différents acteurs du tourisme cappadociens ont surmontées dans les dernières années rendent compte de la capacité de résilience de la région. Les clientèles présentes ou les pratiques touristiques dominantes continueront très certainement de changer, mais le tourisme, lui, semble durablement implanté au pays des « cheminées de fées ».

Annie OUELLET

Bibliographie

  • Erol Günay, 2020, « Kapadokya Bölgesine Gelen Yerli ve Yabancı Turistler Üzerine Dönemsel Bir İnceleme », Üçüncü Sektör Sosyal Ekonomi Dergisi. 55(3). p.1412-1431.
  • Jerphanion Guillaume De, 1925-1942, Une nouvelle province de l’art byzantin : les Églises rupestres de Cappadoce. Paris, P. Geuthner, 2 volumes, 535 p.
  • Lucas Paul, 1712, Voyage du Sieur Paul Lucas fait par ordre du roy dans la Grèce, l’Asie Mineure, la Macédoine et l’Afrique. Paris, Nicolas Simart, 2 volumes.
  • Tosun Cevat, 1998, « Roots of unsustainable tourism development at the local level: the case of Urgup in Turkey », Tourism Management, vol.19, No 6. p.595-610
  • Tucker Hazel, 1999, Living With Tourism: Tourism, Identity and Change in a Village in Central Turkey. Thèse de doctorat, Durham University, 255 p.
  • Turan Arzu, Kozak Nazmi, 2016, « Residents’ Support for Tourism in Cappadocia: Case of the Hippies », The Social Sciences, vol.11, n°20. p.4875-4881.