Boîtes à clé(s)
Les boîtes à clés symbolisent la présence discrète mais omniprésente d’Airbnb dans les villes. À Bordeaux, leur prolifération reflète une transformation des usages de la plateforme, privilégiant la gestion distanciée des locations au détriment des valeurs initiales d’hospitalité. Leur cartographie explore leur répartition dans le cœur historique de la ville, soulignant les tensions socio-économiques et les défis réglementaires posés par l’expansion d’Airbnb.
Face à l’hypermédiatisation du phénomène Airbnb, la firme se caractérise par un sous-investissement matériel dans l’espace quotidien. Contrairement à d’autres marques telles que Google, Apple, IKEA, Nike ou Tesla, qui encouragent les appropriations individuelles de leurs logos, slogans et produits, Airbnb ne favorise pas l’affichage explicite de l’attachement à la firme par les loueurs. Ainsi, on ne trouve pas d’autocollants à l’entrée des immeubles ou des logements loués, ni d’indications signalant qu’un logement « est un Airbnb ». Cette discrétion est principalement due aux nombreuses controverses et conflits opposant la multinationale à certaines municipalités des grandes villes mondiales. Les loueurs préfèrent éviter une visibilité accrue pour ne pas être associés aux dérives liées à leurs activités. Par conséquent, la matérialité de l’entreprise dans l’espace public est relativement faible. Les boîtes à clés apparaissent ainsi comme l’une des rares traces visibles d’Airbnb, utilisées par les loueurs comme dispositif locatif (fig. 1).

Ill. 1 – Photographies de boîtes à clé(s) Airbnb à Bordeaux. Source : enquête de terrain.
« Le symbole d’Airbnb, ce sont ses boîtes à clés, que l’on voit proliférer par dizaines devant les immeubles d’habitation. Le modèle soi-disant vertueux de l’échange et du partage, promu par la machine marketing de l’entreprise, en prend un sérieux coup. Airbnb, c’est d’abord l’argent, encore l’argent et toujours l’argent ! » déclare un habitant de Bordeaux, non-utilisateur d’Airbnb, interviewé en juillet 2022. Les boîtes à clés sont des dispositifs intermédiaires entre l’hôte et les touristes, permettant à l’hôte de ne pas être présent lors de l’accueil et du départ des visiteurs, et donc de se désengager quelque peu de ses obligations locatives. Elles sont principalement utilisées par des multiloueurs ou des loueurs uniques qui mettent en location des logements entiers, plus rarement par des loueurs partageant leur propre logement. Les raisons de leur utilisation sont multiples : éviter les frais de conciergerie, garantir l’accès des touristes au logement en l’absence du loueur, ou encore ne pas être repéré par les voisins. Notamment lorsque l’activité Airbnb n’est pas bien perçue par le voisinage, et que le propriétaire-hôte est souvent tenu pour principal responsable des conséquences liées à la multiplication des locations dans les villes. Il ne souhaite donc pas se montrer et faire face aux protestations voire aux accusations des voisins non-loueurs.
Cette perception critique reflète un sentiment croissant parmi les résidents des grandes villes, qui voient dans la prolifération des boîtes à clés un symbole de la commercialisation excessive de l’espace urbain. Les habitants déplorent la transformation de leurs quartiers en zones touristiques impersonnelles, où les interactions humaines sont réduites au strict minimum. La présence massive de ces dispositifs renforce l’idée que l’objectif principal d’Airbnb est avant tout financier, au détriment des valeurs d’hospitalité et de partage initialement mises en avant. Cette situation soulève des questions sur la responsabilité sociale de la plateforme et sur les mesures nécessaires pour réguler son impact sur les communautés locales. Les boîtes à clés, en facilitant une gestion à distance des locations, permettent aux loueurs de maximiser leurs revenus tout en minimisant leur engagement personnel, contribuant ainsi à une déshumanisation progressive du secteur de la location touristique. Cette critique illustre un sentiment croissant parmi les résidents, qui voient dans les boîtes à clés un symbole de la commercialisation excessive de l’espace urbain. La présence de ces dispositifs renforce l’idée que l’objectif principal d’Airbnb est financier, au détriment des valeurs d’hospitalité et de partage initialement mises en avant. Cette situation soulève des questions sur la responsabilité sociale de la plateforme et sur les mesures nécessaires pour encadrer son impact.
À travers l’exemple de Bordeaux, ce travail cartographique vise à spatialiser les boîtes à clés dans une partie du cœur historique de la ville, le long des quais de la Garonne, délimitée par Pey Berland à l’ouest, l’esplanade des Quinconces au nord et l’espace Saint-Michel au sud. Après avoir recensé l’ensemble des boîtes à clés visibles dans l’espace public (les boîtes à clé « cachées » dans les espaces d’habitation privés (halls d’immeubles, cours intérieures…) n’ont pas été prises en compte) à deux moments distincts, en janvier 2023 et janvier 2024, les résultats ont été représentés sur un fond de carte (fig. 2). Au total, 2 378 boîtes à clés ont été répertoriées. Cette zone correspond à l’hypercentre bordelais, au cœur du centre touristique dense (CTD) de la ville. L’offre Airbnb y est particulièrement concentrée. Une analyse spatiale révèle un fort différentiel nord-sud, avec une surreprésentation des boîtes à clés dans la partie sud de l’espace étudié par rapport au nord. La majorité des logements Airbnb sont des appartements situés dans des immeubles, ce qui explique la multiplication des boîtes à clés. Il n’est pas rare de trouver plusieurs boîtes à clés à l’entrée d’un même immeuble, avec un record de douze boîtes pour un seul immeuble.
Les boîtes à clés ont toujours été présentes dans les locations Airbnb, mais leur nombre a considérablement augmenté après la pandémie de SARS-CoV-2 (Covid-19). Les mesures sanitaires, telles que la distanciation sociale et la limitation des contacts physiques, ont favorisé leur généralisation dans les espaces airbnbisés. Cette prolifération reflète également des évolutions dans la relation des loueurs à leur activité et aux touristes accueillis, modifiant ainsi les objectifs initiaux, quasi-philosophiques, d’Airbnb. Bien que le discours officiel de la plateforme américaine mette en avant des valeurs telles que l’hospitalité, l’authenticité, l’accueil, les échanges et le partage, positionnant les « voyageurs » comme des acteurs centraux de leur séjour, l’utilisation des boîtes à clés contredit ces principes. La présence de l’hôte lors de l’arrivée et du départ des touristes n’est plus nécessaire, remplacée par une gestion entièrement distanciée, qu’elle soit géographique ou sociale. L’hôte peut désormais être absent, plaçant les clés dans un dispositif dédié. Ainsi, l’envoi d’un message automatique et impersonnel aux touristes contenant le code d’accès à la boîte à clés, se généralise, supplantant toute forme de contact préalable.

Ill. 2 – Cartographie des boîtes à clé à Bordeaux. Source : enquête de terrain.
Les boîtes à clés constituent une trace matérielle hautement visible de l’activité d’Airbnb dans les villes, offrant ainsi un point d’analyse pour les chercheurs. Cependant, les opposants à Airbnb utilisent de plus en plus leur présence pour alerter sur leur prolifération et dénoncer l’intensification des locations de courte durée (Litzler J.-B, « La chasse aux boîtes à clés Airbnb est ouverte », Le Figaro Immobilier, 23 juin 2023). Cette situation est perçue comme une dérive par rapport au modèle initial d’Airbnb, basé sur le partage d’appartements et la cohabitation entre hôtes et touristes. L’utilisation des boîtes à clés illustre une transformation des usages d’Airbnb, marquée par une prédominance des logements entiers au détriment des chambres privées ou partagées. Cette évolution favorise une gestion distanciée des locations, permettant aux hôtes de générer des revenus sans être physiquement présents ni accueillir personnellement les touristes. Le mythe de la rencontre, largement promu par le discours marketing de l’entreprise, s’en trouve ainsi ébranlé. En réaction, une véritable « chasse » aux boîtes à clés a émergé, menée par des activistes, des collectifs composés de militants. Leurs actions incluent la cartographie collaborative en ligne pour localiser les boîtes à clés et rendre compte du phénomène, ainsi que des dégradations volontaires telles que des tags, des ouvertures forcées, des arrachages et des destructions.
L’installation massive de boîtes à clés dans les locations Airbnb renforce l’image d’une entreprise touristique omniprésente et ubiquiste dans les grandes villes. L’uniformité des entrées d’immeubles, ornées de boîtes à clés identiques en termes de couleurs et de marques, contribue à la diffusion d’un modèle mondialisé de location touristique de courte durée. La généralisation de ces dispositifs, partout où cela est possible, traduit la quête des loueurs pour maximiser le processus locatif et atteindre une rentabilité optimale. Cette réalité contraste fortement avec le discours positif et bienveillant de la multinationale. Cette dynamique soulève des questions cruciales sur l’impact socio-économique de la plateforme Airbnb dans les centres urbains. La prolifération des boîtes à clés, en facilitant une gestion déshumanisée des locations, contribue à une transformation profonde des quartiers historiques. Les résidents locaux sont souvent confrontés à une augmentation des loyers et à une diminution de l’offre de logements à long terme, exacerbant ainsi les tensions sociales. De plus, l’absence d’interaction entre hôtes et touristes réduit les opportunités d’échanges culturels authentiques, remettant en cause le rôle initialement revendiqué par Airbnb de favoriser des expériences de voyage immersives et enrichissantes. Cette évolution met en lumière la nécessité d’une régulation plus stricte pour équilibrer les intérêts économiques des loueurs avec les besoins des communautés locales, afin de préserver l’identité et la cohésion sociale des quartiers concernés.