Baléares

Les Baléares forment un archipel de cinq îles situé à l’ouest de la Méditerranée occidentale. D’une superficie de 5 040 km², la destination est, en 2023, peuplée de 1,234 millions d’habitants et accueille près de 18 millions de touristes. Les Baléares constituent depuis les années 1960 l’archétype du tourisme industriel.

Les Baléares furent tout au long du XIXe siècle, une destination privilégiée pour un grand nombre de voyageurs étrangers (George Sand, archiduc Luis Salvador d’Autriche, Grasset de Saint-Sauveur, Laurens, Vuillier…). En pleine période du romantisme, ces villégiateurs sont attirés par l’inconnu de ces îles, encore lointaines et mystérieuses, pour une Europe en mal de culture méditerranéenne et d’orientalisme (Seguí Llinás, 1992).

Figure 1 : carte des Baléares, source SITIBSA

D’une économie rurale à un modèle industriel

Dès la fin du XIXe siècle quelques majorquins éclairés, prennent conscience de l’importance du tourisme (essentiellement hivernal) pour l’avenir économique des îles (Oliver, 1891 ; Amengual, 1903). Le début du XX siècle va voir la création des deux premières institutions pour accueillir ce tourisme d’hiver : le « Grand Hôtel » en 1903 et le Fomento del Turismo (syndicat d’initiative) en 1905 (Cirer Costa, 2006). Jusqu’à la Guerre Civile espagnole (1936-1939), l’accroissement du nombre de visiteurs étrangers et le développement des croisières vont contribuer à faire de l’île de Majorque une destination touristique internationale.

Figure 2 : Grand Hotel de Palma, source auteur, 2024

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’apparition des vols charters et la constitution des premiers grands tours opérateurs internationaux vont permettre aux Baléares de devenir, à partir de 1960, le berceau d’un tourisme de masse (Deprest, 1997 ; Seguí Llinás, 2006). Mais à la différence de la plupart des destinations méditerranéennes, qui se contentent d’accueillir des touristes, les entrepreneurs majorquins vont construire un modèle productif qui, à partir de la maîtrise de l’hébergement, leur permettra de dominer l’ensemble de la chaine de production. Cette concentration verticale, rare à cette échelle, permettra à la destination de s’adapter aux évolutions de la demande. Si les Baléares étaient traditionnellement une économie rurale dotée d’un secteur industriel relativement confidentiel, l’arrivée du tourisme de masse va complètement transformer l’archipel en une économie tertiaire. Cette dépendance économique au tourisme se reflète dans plusieurs indicateurs qui portent en eux autant de problèmes sociaux :

  • son poids dans le PIB tout d’abord. En 2023 il était de 45 % (Exceltur, 2024) ou de 41,3 % d’après Impactur (2020), alors qu’il est de 12,8 % pour l’ensemble de l’Espagne. Cette hyperspécialisation qui repose sur 18 millions de visiteurs permet aux résidents d’avoir un revenu par tête de 29 603 euros, parmi les plus élevés d’Espagne (Caixabank Research, 2022). Pourtant, malgré une augmentation continue de la dépense touristique (près de 20 milliards d’euros en 2023), l’activité doit faire face à des situations de rejet de plus en plus marquées.
  • l’emploi, ensuite. En 2020, (Estudio Impactur, Exceltur 2024) l’activité touristique occupait 158 824 salariés (30 % des actifs). Mais, l’industrie du tourisme peine à intégrer des résidents et doit se tourner vers la main-d’œuvre immigrée (européenne ou venant du reste du monde). Cette situation fragilise l’acceptation sociale d’une activité dans une région ou les habitants ont accepté une disparition de leurs ressources naturelles en contrepartie de la croissance durable et partagée. Malgré une recherche constante de performance et d’innovation et l’exportation d’un modèle vers l’Amérique du Sud et les Antilles, certains chiffres, certaines évolutions entrepreneuriales démontrent aujourd’hui les failles de ce qui reste « le modèle » de la 3e révolution touristique (Violier, 2016).

En effet, la diminution de la durée de séjour (6,5 jours au lieu de deux semaines il n’y a pas encore si longtemps) qui s’accompagne d’une forte réduction de l’intermédiation touristique (34 % aujourd’hui alors que le recours aux tours-opérateurs était généralisé jusqu’aux années 1990) marque un développement de l’auto-organisation, caractéristique du post-fordisme (Segui Llinas,1992 ; Cuvelier, 2007). Cette évolution de la demande s’appuie sur une modification structurelle de l’offre de logements touristiques avec une stagnation de l’offre hôtelière, imposée par la loi (443 705 lits sur 588 503, la plupart dans des hôtels de 4-étoiles), « compensée » par une offre de meublés en ligne, difficile évaluer, mais que l’on situe aux alentours d’un tiers de l’offre globale (Ultima Hora, 30.5.2022).

Une destination en évolution constante peut-elle se réinventer ?

Ce « business model » fondé sur l’exploitation industrielle du soleil et de la plage va évoluer à partir des années 1991. La modification du cadre législatif, permet l’introduction d’un mode de production post-fordiste (Cuvelier, 2007) qui transforme progressivement les Baléares en une destination cherchant à individualiser son offre. Le modèle évolue. Mais le souci de l’environnement et de la qualité des produits, l’adaptation continue à une demande de plus en plus volatile, une saisonnalité permettant une respiration locale qui a quasiment disparue (la saison s’est stabilisée autour de neuf mois) exacerbe les tensions. À partir des années 2000, le contrat passé entre touristes, autochtones, résidents étrangers (permanents ou temporaires) et travailleurs immigrés semble s’effriter. La lente désagrégation de la professionnalisation du secteur commencée avec l’explosion des meublés de tourisme se poursuit avec les difficultés de recrutement dans l’hôtellerie et la restauration. Cela traduit tout à la fois les choix d’une partie de la population qui recherche dans l’hébergement touristique un revenu accessoire et son refus de s’engager dans une activité qui ne tient plus ses promesses. Son remplacement par une main d’œuvre émigrée non qualifiée accentue la déprise sociale et confine l’activité dans un système de production obsolète.

La croissance touristique des Baléares a été continue, mais, on peut distinguer plusieurs étapes à partir de la seconde moitié du XXe siècle :

Tableau 1 : Etapes de la croissance touristique aux Baléares. Source, auteur, données IIBESTAT

Au-delà des crises passagères ou des chocs externes, la croissance quasi continue de l’activité touristique reposait sur la construction d’un socle industriel, qui a su se renouveler en s’adaptant aux évolutions de la demande, et un vrai consensus social basé sur le partage des fruits de la croissance au travers d’emplois qualifiés et de créations d’entreprises.

Figure 3, Parc technologique BIT, Palma . Source : Google Images

La pérennité d’un tel modèle suppose d’éviter la saturation de l’espace et de la population locale, en évoluant vers un produit de luxe réservé à une certaine catégorie de touristes. En continuant d’accueillir plus de visiteurs, en ouvrant davantage la destination, en refusant une spécialisation sur le haut de gamme, les Baléares semblent vouloir perpétuer un schéma obsolète. L’augmentation continue du nombre de touristes suppose leur dilution dans l’espace et donc la multiplication des externalités négatives subies par les résidents (coût du foncier, difficultés de logement, précarité et faible qualification des emplois, blocage de l’ascenseur social…). Le pari d’une évolution fondée sur les nouvelles technologies ou les industries culturelles tarde à porter ses fruits, engendrant une certaine frustration d’une population locale dont l’accroissement continu, rend toujours plus difficile la recherche d’un intérêt commun et l’élaboration d’un nouveau contrat de développement (Duhamel, 2023).

Ce modèle industriel qui a continuellement su se réinventer semble à la croisée des chemins à l’heure où les enjeux environnementaux et sociaux sont de plus en plus prégnants. Une partie de la population, principalement urbaine, se reconnait dans les mouvements anti touristes et dans la tourismophobie ambiante, revendiquant un « amour de la ville » et regrettant une perte de qualité de vie au quotidien (Blanco-Romero et al, 2019). Elle reste minoritaire, mais sa critique du « modèle baléares » est de plus en plus active. D’autres, recrutant tant dans les milieux universitaires qu’entrepreneuriaux, essaient d’être à l’écoute de toutes les parties prenantes et de réfléchir à un nouveau modèle touristique permettant d’échapper à des schémas économiquement et socialement obsolètes (Capellà i Cervera, 2023). Les défis semblent de taille mais la destination est en capacité de les relever.

Miguel Segui LLinas
Jean-Marie Furt

Bibliographie

  • Amengual, Bartolomé (1903): La industria de los forasteros. Imprenta Amengual y Muntaner. Palma.
  • Blanco-Romero, Asunción. – Blàzquez-Salom, Macià. – Morell, Marc. – Fletcher, Robert. (2019): “Not tourism-phobia but urban-philia understanding stakeholders perceptions of urban touristification”, BAGE, Boletín de la Asociación Española de Geografía, nº 83.
  • Capellà i Cervera, Joan Enric. (2023): Turisme o no turisme? Reptes per a la Mallorca del segle XXI. Lleonard Muntaner. Palma
  • Cirer Costa, Joan Carles. (2006): El turisme a les Balears (1900-1950). Documenta Balear.
  • Cuvelier Pascal, (2007) : Anciennes et nouvelles formes de tourisme. Une approche socio-économique, L’Harmattan.
  • Duhamel Philippe, (2023) : « Le “surtourisme” ou la rupture d’un contrat habitants/touristes », Information géographique n°2.
  • Impactur (2020): Estudio del impacto económico del turismo. Exceltur – Conselleria Model Econòmic, Turisme i Treball. Palma.
  • INE (annuel): Instituto Nacional de Estadística. www.ine.es.
  • Institut d’Estadistica de les Illes Balears (IBESTAT): www.intranet.caib.es/ibestat.
  • Oliver, Miguel de los Santos (1891): Cosecha periodística. Imprenta de Amengual y Muntaner. Palma.
  • Seguí Llinás, Miguel (1992) : El descubrimiento de las islas olvidadas. Las Baleares y Córcega vistas por los viajeros del siglo XIX. Alpha 3.
  • Seguí Llinás, Miguel (2006): El turisme a les Balears (1950-2005). Documenta Balear.
  • Violier, Philippe, (2016) « La troisième révolution touristique », Mondes du Tourisme [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2016, consulté le 20 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/tourisme/1256 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tourisme.1256.

Sitographie