Masse (tourisme de)

Le tourisme de masse est une expression souvent agitée dès que quelque chose va mal dans le monde du tourisme. Mais une réflexion s’impose.

Le tourisme destructeur

Expression souvent péjorative qui stigmatise une pratique sociale mal considérée, le tourisme dit de masse serait destructeur. Récemment encore une pétition contre les croisières portée par le collectif Corse Stop Croisières affirme:

«Une autre économie que le tourisme de masse est possible pour la Corse: une transition vers un tourisme patrimonial et de qualité s’avère nécessaire afin de sortir de la précarisation sociale liée à l’emploi saisonnier, pour créer un autre modèle économique, sain et pérenne, rendant la Corse et les corses plus autonomes».

L’Echo touristique du 7 septembre 2022

De même, la philosophe Laurence Devillairs plaide pour l’interdiction du tourisme, qui, selon elle, «est toujours de masse»:

«Le tourisme – pourquoi ajouter de masse? Le tourisme est toujours de masse, il ne fait pas dans la dentelle, il est une négation de l’individualité: on veut voir et on va voir la même chose que les autres, on transforme ce qui est époustouflant en un spot de visite guidée – le tourisme, donc, pollue, détruit, on le sait. Je ne parlerai pas de l’empreinte carbone, des papiers gras, des monuments abîmés; je ne parlerai pas de cette entreprise qui consiste à transformer la planète en un vaste parc d’attractions, où on laisse traîner après le tour de manège détritus et canettes vides. Je n’insisterai pas, parce que cela ne sert à rien.»

L’Express du 2 août 2022

Cette prise de position vigoureuse qui s’en prend au «tourisme qui a toujours été de masse» semble ignorer l’histoire, sauf à penser comme le sociologue Michel Maffessoli qu’autrefois les individus s’adonnaient au voyage, lequel rayonnait de toutes les vertus au contraire du tourisme:

«À la horde de touristes rassemblés par les tour-opérateurs on va préférer les retrouvailles annuelles dans les campings et les gîtes ruraux, les vacances chez l’habitant, à la ferme, les échanges entre particuliers ruraux et urbains. Bref, tout ce qui fait communauté. Tout ce qui fonde un “être ensemble” construit non plus sur la valeur d’échange et la marchandisation des rapports humains, mais sur un véritable idéal communautaire. Le voyage touristique retrouverait, de cette façon, le caractère initiatique du Grand Tour des jeunes aristocrates du 18e siècle ou du tour de France des Compagnons du devoir.»

Michel Maffesoli, 2020

Cet auteur qui proclame en 2020 la fin du tourisme, lequel on le sait est revenu plus puissant que jamais pendant les étés 2020 et 2021, et encore plus en 2022, ignore visiblement que les individus circulant grâce aux tour-opérateurs ont toujours été minoritaires et que les retrouvailles amicales et familiales, comme il l’écrit, n’ont cessé de rythmer les vacances.

Or, cette dualité entre un déplacement vertueux et son double, style Hyde, a été mise à mal par Jean-Didier Urbain (1991). Également l’idée que le tourisme détruit est aussi ancienne que le tourisme comme l’a montré Claire Hancock (2003), à propos du Paris de la fin du Second Empire, époque pendant laquelle pourtant les flux restaient mesurés:

«Cette question [de la destruction par le tourisme] semble devenir encore plus pressante sous le Second Empire. En 1867, la publication justement intitulée Paris Capitale du Monde décrit l’invasion de la ville impériale par les hordes barbares…»

et l’autrice de citer Desnoyers et Janin:

«Paris n’est plus la capitale des 89 départements, elle est appelée la capitale du monde… En effet il ne reste aucune trace de la société parisienne, mais Paris abrite le gratin européen… Paris a une mission, c’est l’amuseur de l’Europe… Elle attire les Barbares, mais les Barbares l’envahissent jour après jour en lui imposant leurs us et coutumes…» (texte originel en anglais traduit par nous.)

Le tourisme de masse a une histoire

À ces discours, exprimés par des intellectuels peu inspirés que répondre? Ils ignorent que le tourisme est un système qui a pour finalité la recréation des individus (Équipe MIT, 2002) et trouve tout son sens dans son invention en même temps que la civilisation industrielle. Cette pratique sociale en a même permis le déploiement, en offrant aux individus, épuisés par les pressions et les contraintes qui s’exercent de plus en plus contre eux, de se reconstruire. Norbert Élias et Eric Dunning (1994) placent même le tourisme «voyager pendant ses vacances» parmi les catégories des loisirs et du temps libre les plus efficaces pour permettre la «déroutinisation».

Le tourisme est même un métasystème qui est passé par plusieurs phases historiques documentées par les travaux des historiens (Boyer, 1996; Tissot 2000, notamment) et d’autres (Viard, 1984). Réservé à une élite à l’origine qui dispose de temps et de moyens, son assise sociale s’élargit. Une première étape est constituée par le passage au grand nombre. Des inventions jalonnent cette dynamique, comme celle du guide imprimé, qui remplace les récits de voyage vers 1830; le tour opérating et les agences de voyages à l’instigation de Thomas Cook ou celle de la station, qui se caractérise par la construction de centaines de villas dans des lotissements, après 1850, en place des quelques unités annuellement bâties jusque-là. Dans son Voyage de Monsieur Perrichon aux glacières de Chamounix, Eugène Labiche prête à son personnage Majorin cette exclamation:

«Ce Perrichon n’arrive pas! Voilà une heure que je l’attends… C’est pourtant bien aujourd’hui qu’il doit partir pour la Suisse avec sa femme et sa fille… (Avec amertume.) Des carrossiers qui vont en Suisse! des carrossiers qui ont quarante mille livres de rente ! des carrossiers qui ont voiture! Quel siècle! Tandis que, moi, je gagne deux mille quatre cents francs… un employé laborieux, intelligent, toujours courbé sur son bureau… Aujourd’hui, j’ai demandé un congé… j’ai dit que j’étais de garde. Il faut absolument que je voie avant son départ… je veux le prier de m’avancer mon trimestre… six cents francs! Il va prendre son air protecteur… faire l’important!… un carrossier! ça fait pitié! Il n’arrive toujours pas! on dirait qu’il le fait exprès!»

Le tourisme de masse qui suit cette période, est un système marqué pas l’accès au tourisme du plus grand nombre. Il advient entre les années 1930 aux Etats-Unis et les années 60 en Europe. En France, le taux de départ «en vacances» atteint 50% en 1973. Mais cette donnée produite par l’Insee s’appuie sur les longs séjours de 4 nuitées et plus. On peut supposer qu’intégrer les courts séjours permet d’avancer ce seuil symbolique de quelques années.

Par ailleurs, le tourisme n’est pas non plus obligatoire et, environ, pour la moitié des personnes, résidant en France, qui ne partent pas chaque année, c’est un choix. Les unes s’y refusent de manière répétée, tandis que pour les autres la cause en revient à des événements qui pèsent sur l’emploi du temps d’une année. Au-delà, dans les pays les plus développés il demeure des exclus, et des associations et des politiques publiques tentent d’en réduire les effectifs.

Cette dynamique de diffusion sociale est à l’origine d’un discours négatif qui caractérise les manifestations de son avènement et comme le montre cette caricature (Ill. 1) datée de 1936, la fin d’un privilège est mal supportée par l’élite. D’ailleurs, à l’avènement de la pratique pour le plus grand nombre succède dans les années 1980, le tourisme de masse diversifié ou personnalisé marqué par un foisonnement des discours et des comportements.

Ill. 1. «Vous ne pensiez pas que j’allais me baigner dans la même eau que ces bolchéviks», caricature signée Pol Ferjac parue dans le Canard enchaîné du 12 août 1936 (coll. part.).

Le tourisme est donc devenu de masse, et c’est être au sens propre du terme réactionnaire de la regretter. Il s’est donc diffusé au sein de la société, ce que les élites ne supportent pas. Comme le soulignait déjà Florence Deprest (1997), dans son ouvrage qui visiblement n’est pas assez lu: si au 19e siècle : «”le tourisme est de masse” non pas par le nombre mais par les effets: 1500 personnes l’été 1765 à Chamonix, même des élites et surtout des élites, transforment de manière radicale l’espace et la société?», au 20e siècle s’ajoute l’irruption du nombre qui emporte les lieux déjà fondés, à quelques exceptions dont certaines périclitent comme Dinard, et participe à la dynamisation d’autres, et à la création de nouveaux. D’un côté, Hyères fondé touristiquement par la haute bourgeoisie, accueille le tourisme social au milieu du 20e siècle, avant de diversifier sa fréquentation en fin de siècle. De l’autre les projets étatiques comme la mission Racine qui aménage la côte du Languedoc-Roussillon pour accompagner le passage de la société française au tourisme de masse.

La masse aujourd’hui à l’assaut du monde

Les enjeux du tourisme de masse se jouent aujourd’hui au niveau du Monde. En effet, les bouleversements provoqués par la diffusion de la révolution industrielle, mouvement qualifié d’émergence économique, apportent aux individus des sociétés des pays concernés ou les plus avancés dans cette mutation les moyens d’accéder au tourisme. La hausse des revenus et la mise à disposition de moyens de transport efficaces ouvrent la voie à une seconde mondialisation du tourisme (Violier, 2016), après la première qui a vu les occidentaux, et seulement eux circuler sur tous les continents.

Cette nouvelle étape suscite à nouveau des réactions hostiles. Les touristes chinois qui n’ont atteint cependant, avant la pandémie, que le taux de départ de 30% sont notamment fustigés au Japon (encadré), et ceux du Mainland ne sont pas tellement mieux considérés à Taïwan…

Kyoto nouveau temple du tourisme de masse

Ils pourraient être 40 millions d’étrangers à visiter le Japon l’an prochain. Contre 8 millions en 2008. Une explosion sans précédent dont souffre particulièrement l’ancienne capitale impériale. Incivilités, embouteillages saturation des sites… Certains habitants vivent cela comme une agression de l’âme nippone. Au point d’avoir inventé une formule pour qualifier ces nuisances: le «kankô kôgai, ou pollution touristique».

Guillaume Loiret, Le Monde 2

Quant aux guides touristiques mobilisés par les Occidentaux, ils les mettent en garde. Il ne s’agit pas d’opposer à un discours approximatif une autre opinion tout aussi tranchée mais exaltant par principe le tourisme. Nul doute que ces déplacements posent parfois question, notamment dans certains lieux que les codes sociaux et les habitus mettent en avant (Violier et Taunay, 2019). Mais plutôt que d’accuser globalement la pratique, voire la foule, il conviendrait en premier lieu de vérifier qu’il s’agit toujours de touristes au sens strict. Ensuite, une approche nuancée s’attachera à montrer que l’imprévoyance et des gouvernances approximatives induisent ici et là des situations qui, finalement, ne sont pas irrémédiables. Des exemples comme les cas du Parc du Monte Perdido dans les Pyrénées espagnoles ou de l’Alhambra de Grenade, montrent que les flux peuvent être gérés. Au-delà, les discours s’entrecroisent entre l’appel à rencontrer les Autres et l’incapacité à accepter des comportements qui ne sont pas les nôtres, la cacophonie est totale.

Philippe VIOLIER

Bibliographie

  • Boyer Marc, 1996, L’Invention du tourisme. Paris, Gallimard, coll. «Découvertes Gallimard/ Culture et société», 288 p.
  • Boyer Marc, 2005, Histoire générale du tourisme du XVIe au XXIe siècle. Paris, L’Harmattan.
  • Boyer Marc, 2007, Le tourisme de masse, Paris, L’Harmattan.
  • Deprest Florence, 1997, Enquête sur le tourisme de masse: L’écologie face au territoire. Paris, Éditions Belin, coll. «Mappemonde».
  • Élias Norbert et Eric Dunning, 1994, Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris, Payot, 369 pages
  • Hancock Claire, 2003 (seconde édition), «Capitale du plaisir: The remaking of imperial Paris», dans Driver Félix et Gilbert David (dir.), Imperial Cities. Landscape, Display and Identity. Manchester et New York, Manchester University Press.
  • Maffesoli Michel, 2020, «Le tourisme moderne est mort. Vive le tourisme postmoderne!», Espaces. n°355, juillet-août.
  • Tissot Laurent, 2000, Naissance d’une industrie touristique. Les Anglais et la Suisse au XIXe siècle. Lausanne, Payot.
  • Urbain Jean-Didier, 1991, L’idiot du voyage. Histoires de touristes. Paris, Payot.
  • Viard Jean, 1984, Penser les vacances. Arles, Actes Sud.
  • Violier Philppe, 2016, «La troisième révolution touristique», dans Violier Philippe, Clergeau Cécile, Duhamel Philippe et Guibert Christophe (dir.), La Troisième Révolution touristique, Mondes du tourisme. Hors-série, en ligne.
  • Violier Philppe et Taunay Benjamin 2019, Les lieux touristiques du Monde. De la mondialisation à la mondialité. Londres, ISTE Editions, 322 p.