Ypres

Ypres est un bon exemple d’une ambitieuse exaltation patriotique à propos de l’héroïsme des soldats de la Première Guerre mondiale et des civils, portée par un désir de patrimonialisation figé mais confrontée au quotidien des populations locales désireuses de poursuivre le développement économique de la région. La ville est l’enjeu d’une activité mêlant parfois de façon contradictoire le tourisme de pèlerinage fondé sur une motivation personnelle forte (notamment pour les familles des victimes) et le tourisme mémoriel davantage structuré par des attentes socio-économiques.

Un symbole des combats de la Première Guerre mondiale

Le Saillant d’Ypres fait l’objet de combats acharnés dès l’automne 1914 et au printemps 1915, les offensives allemandes faisant face à la résistance des forces alliées, et particulièrement britanniques et canadiennes, puis en 1917-1918 quand les offensives alliées se heurtent à la résistance des forces allemandes. Au total, des représentants de plus de cinquante cultures différentes ont pris part aux combats. Le champ de bataille d’Ypres révèle la multiplicité des enjeux liés à la guerre, à la «culture de guerre» et à la «brutalisation» du conflit:

  • La destruction des lieux, avec une artillerie allemande qui réduit en cendres la ville et ses édifices médiévaux, suscitant l’indignation de la population.
  • L’expérimentation technique, avec les premières utilisations de gaz de combat (notamment l’ypérite), dont les nuages verts terrifient pour la première fois les soldats en avril 1915.

Un paysage figé de ruines confronté à un espoir de développement local

Dès 1917, André Michelin consacre un volume à Ypres dans la collection de guides touristiques sur les champs de bataille. La ville, jusqu’alors caractéristique des communes flamandes au passé prospère mais délaissée par les circuits touristiques, devient l’incarnation de la puissance de destruction de la guerre moderne. Avant 1914, seules les Halles aux Draps présentaient un intérêt pour le visiteur. Après 1918, ce sont ces ruines de halles, ainsi que celles de la cathédrale voisine, qui confèrent sa valeur touristique à Ypres. La conservation de ces ruines est évoquée alors même que le conflit est en cours (Van Ypersele, 2013). Or la reconstruction risque d’effacer les traces les plus visibles du conflit.

En septembre 1919, Albert Ier déclare au Conseil des ministres qu’Ypres ne sera pas reconstruite. L’idée de préserver les ruines quasiment sacralisées est ardemment défendue, en particulier par les Britanniques, et Winston Churchill suggère, en janvier 1919, de les acheter afin d’en assurer la conservation comme mémorial permanent. Pourtant, le droit de reconstruire les maisons est consacré dès 1918 aux sinistrés par le gouvernement belge en exil.

Un conseiller yprois estime, en septembre 1921, que ce serait «tuer la poule aux œufs d’or […]. Les ruines sont actuellement la seule ressource de la population. Tout le monde vit des ruines.»

cité par Lauwers, 2018: p. 42

Dès 1919, des structures sont mises en place à Ypres pour accueillir les visiteurs. Alors que la ville ne comptait qu’un seul hôtel avant 1914, le guide The pilgrim’s guide to the Ypres salient en mentionne 14 en 1920. Les touristes viennent admirer les ruines dans lesquels vivent les sinistrés (Gueslin, 2014). La relation entre les sinistrés et les visiteurs est ambiguë: une grande partie de la population dépend alors du tourisme de guerre, mais ce tourisme de guerre est peu compatible avec le retour à la vie quotidienne des Yprésois.

Stefan Zweig, dans un récit publié en 1928 dans le Berliner Tageblatt évoque ce tourisme mémoriel à Ypres: «Sur la Grand Place [d’Ypres], il y a un parc d’autos comme devant un théâtre, ces automobiles (…) déversent journellement des milliers de touristes dans la ville, lesquels contemplent sous la conduite d’un guide au verbe haut les «curiosités». Pour dix marks on a tout: la Grande Guerre de 4 ans, les tombes, les gros canons, la halle communale détruite par les obus, avec lunch, ou dîner et tout le confort «and nice strong tea», comme il est dit sur chaque enseigne. Dans toutes les échoppes on fait des affaires avec les morts (…); on présente des articles de fantaisie fabriqués à l’aide d’obus (qui ont peut-être déchiré les intestins d’un combattant), des jolis souvenirs du champ de bataille.»

Source: Saunders Nicolas J., «L’art des tranchées, un récit en trois dimensions», https://docplayer.fr/10874567-L-art-des-tranchees-un-recit-de-guerre-en-trois-dimensions-nicolas-j-saunders.html

Le processus de reconstruction est lent et coûteux. Il prend fin en 1967, avec une ville d’Ypres entièrement reconstruite, y compris ses monuments, sans toutefois que cela ne compromette son statut de lieu de mémoire de la Grande Guerre.

Une monumentalisation du souvenir de la guerre comme échappatoire

Le récit et les descriptions détaillés permettent de substituer à l’émotion immédiate un souvenir incarné dans de «nouveaux» lieux de mémoire. Un mémorial dédié aux soldats de l’Empire britannique n’ayant pas de tombe identifiée est édifié dans les années 1920. Depuis 1928, la cérémonie du Last Post a lieu au sein du Menin Gate Memorial. À la fin des années 1920, Ypres se présente comme une ville de paix (vredesstad), qui attire principalement des anciens combattants et des familles endeuillées britanniques (140.000 Britanniques participent au voyage organisé en 1931 par la British Legion).

Ill. 1. La Porte de Menin, arc de triomphe réalisé par l’architecte Sir Reginald Blomfield, est un mémorial qui rend hommage à tous les disparus («A memorial to the missing»). À l’intérieur du monument sont gravés les noms de quelque 55.000 soldats du Commonwealth portés disparus avant le 15 août 1917. Chaque soir, à 20h, le Last Post résonne sous le monument présenté comme un lieu de visite incontournable à Ypres (cl. StudioKlick-Pixabay).

Conscientes de l’importance de l’activité touristique, les autorités locales accordent pourtant d’abord leur priorité à la reconstruction. Dans l’entre-deux-guerres, l’intérêt pour les sites de guerre tend à s’estomper à mesure que le tourisme de pèlerinage diminue.

Les résidents britanniques, anciens combattants pour la plupart, sont les principaux acteurs du tourisme de guerre à Ypres durant cette période. La quasi-totalité des initiatives émane de particuliers, parfois d’hôteliers et commerçants locaux. Le premier musée de guerre de la ville est fondé en 1932 par un ancien combattant britannique. Le tourisme de pèlerinage allemand de l’entre-deux-guerres, à l’initiative notamment des associations d’étudiants nationalistes, se concentre, quant à lui, sur le «cimetière des étudiants» de Langemarck, vers lequel est organisé le premier pèlerinage officiel en octobre 1929. Construit autour du sacrifice héroïque de la jeunesse allemande en 1914 et mobilisé tant par la gauche que par la droite sous la République de Weimar, le «mythe de Langemarck» devient un élément important de la propagande nationale-socialiste et conduit à une présence accrue de visiteurs allemands au cours des années 1930 (Connelly et Goebel, 2018: p. 111-150).

Une industrie mémorielle célébrant la paix

Au début de la Seconde Guerre mondiale, après la campagne de mai 1940, intervient un bref renouveau du tourisme mémoriel. Les Allemands organisent des excursions pour voir Ypres, la Somme, Verdun, où les plus anciens ont parfois combattu tandis que les plus jeunes voulaient voir l’endroit où leurs pères avaient séjourné ou étaient inhumés, avant que les opérations de guerre n’empêchent l’essor de cette pratique.
Après 1945, les nouveaux sites mémoriels, en lien avec la Seconde Guerre mondiale, concurrencent désormais les sites mémoriels de la Première Guerre mondiale. Le cinquantenaire de la Première Guerre mondiale est l’occasion de réactiver la mémoire du conflit, dans le cadre de la commémoration et avec le soutien des acteurs publics. En 1964 est inauguré le premier musée de guerre établi à l’initiative des autorités locales, avec le modeste Herinneringsmuseum 1914-1918, prédécesseur de l’actuel In Flanders Fields Museum. La fin de la reconstruction de la ville (1967) correspond à un début d’inventaire et de mise en valeur des vestiges de la guerre.

Le tourisme de guerre à Ypres connaît alors une recrudescence, d’abord lente. Les flux du tourisme de pèlerinage se réduisent mais ils sont progressivement compensés par un tourisme de mémoire qui bénéficie de réactivations régulières avec les commémorations. Ypres tend alors à concentrer l’attention touristique sur ce patrimoine de guerre (Bullock et Verpoest, 2011: p. 326). Au début des années 2010, entre 300.000 et 400.000 personnes visitent annuellement la région pour découvrir les différents lieux de mémoire de la Première Guerre mondiale en Flandre occidentale.

Dès 2008, la Flandre, et particulièrement son gouvernement, annonce son intention de saisir l’opportunité fournie par les commémorations du centenaire du conflit pour obtenir une visibilité plus internationale. Le deuil reste central dans les pratiques commémoratives à Ypres et les liens familiaux avec la Grande Guerre sont cultivés. Le tourisme y a toutefois un rôle central, les commémorations en Belgique étant pilotées par le ministère du Tourisme (Van Ypersele et Gilles, 2014). Dans le cadre du centenaire, 2,8 millions de touristes se rendent dans le Westhoek et les acteurs locaux espèrent continuer de profiter de ce sursaut de fréquentation (Belga, 2019). Désormais, les autres sites touristiques d’Ypres et la dimension mémorielle d’Ypres comme tourisme de paix, envisagée pour dépasser le cycle commémoratif (notamment avec la cérémonie du Last Post au Menin Gate auprès des pays combattants outre-marins), sont fortement promus (Lauwers, 2019).

Johan VINCENT, Stéphane TISON, Tom WILLIAMS

Bibliographie

  • Belga, 2019, « Le nombre de touristes de la mémoire a nettement baissé dans le Westhoek », VRT NWS. 11 juin, en ligne.
  • Bullock Nicholas et Verpoest Luc (ed.), 2011, Living with History, 1914-1964. Rebuilding Europe after the First and Second World Wars and the role of heritage preservation. Leuven, Leuven University Press.
  • Connelly Mark, et Goebel Stefan, 2018, Ypres: great battles. Oxford, Oxford University Press.
  • Deseyne Alex, « Le tourisme de guerre à la côte après la 1re GM », De Grote Rede. n°36, p. 82-89.
  • Gueslin Julien, 2014, «Y comme Ypres. Un guide Michelin des champs de bataille (1919)», La Revue de la BNU. n°9, p. 82-85, en ligne.
  • Lauwers Delphine, 2018, «Du tourisme de guerre au tourisme de paix? Ypres comme lieu de mémoire transnational», La Revue nouvelle. n°7, p. 40-45, en ligne.
  • Van Ypersele Laurence, 2013, «Tourisme de mémoire, usages et mésusages: le cas de la Première Guerre mondiale», Témoigner. Entre histoire et mémoire. n°116, p. 13-21, en ligne.
  • Van Ypersele Laurence et Gilles Benjamin, 2014, «Les commémorations belges», Matériaux pour l’histoire de notre temps. n°113-114, p. 100-103, en ligne.