Travail émotionnel
En 1983, Arlie Russell Hochschild, sociologue et aujourd’hui professeure émérite à l’université de Californie à Berkeley, a publié un ouvrage, réédité en 2003 puis en 2012, qui a fait date et a posé les bases conceptuelles du «travail émotionnel» (emotional labor en anglais). Intitulé «The Managed Heart» et sous-titré «Commercialization of Human Feeling», il a été traduit en français tardivement, en 2017, sous le titre et le sous-titre «Le prix des sentiments, au cœur du travail émotionnel».
La couverture de l’édition française met en avant une hôtesse de l’air, l’un des métiers du secteur de l’hospitalité que cette auteure a étudié pour montrer comment les émotions peuvent être dictées aux individus dans les emplois de service en fonction des «règles de sentiment» en vigueur.

Couverture de l’édition française de l’ouvrage d’Arlie Russell Hochschild (Source: https://www.editionsladecouverte.fr/le_prix_des_sentiments-9782707188960)
Définition du concept
L’analyse d’Hochschild repose sur des observations des interactions entre le personnel navigant et les formateurs de la compagnie aérienne Delta Airline ainsi que sur des interviews individuelles et de groupe et des documents internes (Hochschild, 2003a: p. 14). Cette compagnie a été choisie notamment en raison de l’importance qu’elle attache au service, de la qualité de son programme de formation en vol et de l’absence de syndicats pour le personnel navigant, renforçant les exigences vis-à-vis de cette catégorie professionnelle (p.13). Ces données ont été complétées par des observations du processus de recrutement de Pan American Airways et par d’autres interviews de personnels navigants employés par différentes compagnies (p.14-15). Son travail de terrain lui a permis de mettre au jour ces règles de sentiment et ce travail émotionnel. Celui-ci correspond aux situations où un salarié est tenu d’exprimer les émotions attendues par la structure qui l’emploie lors des interactions de service.
La définition de ce concept souligne le caractère publiquement observable de l’expression faciale et corporelle ainsi que la valeur d’échange de cette prestation.
«I use the term emotional labor to mean the management of feeling to create a publicly observable facial and bodily display; emotional labor is sold for a wage and therefore has exchange value.»
The Managed Heart, 2003a: p. 7
Jeu en surface et jeu en profondeur
Deux stratégies principales de travail émotionnel ont été identifiées dans la littérature:
- Le jeu en surface («surface acting») consiste à masquer les émotions réellement ressenties pour afficher celles attendues par l’organisation.
- Le jeu en profondeur («deep acting») amène le salarié à modifier ses émotions pour faire en sorte qu’elles correspondent à celles exigées pour interagir avec les clients. Le jeu en profondeur est en phase avec les injonctions à l’authenticité qui pèsent souvent sur les salariés du tourisme et de l’hospitalité. Il constitue aussi une façon de se préserver alors que le jeu en surface peut engendrer une dissonance émotionnelle en cas d’incompatibilité entre les émotions ressenties et celles projetées.
Arlie Russell Hochschild précise (2003b : p.21), dans un article en français, qu’elle utilise «Les termes “gestion émotionnelle” […] comme synonymes de “travail émotionnel” et de “jeu en profondeur”». Soulignant le fait que le «situationnisme» d’Erving Goffman masque l’importance du jeu en profondeur (p.26-29), elle fait appel à la méthode du professeur d’art dramatique Constantin Stanislavski pour illustrer la nature de ce jeu en profondeur (p.29). Le travail émotionnel fait référence à l’effort effectué, que le résultat se traduise ou non par une réussite (p.33). Ce travail émotionnel repose soit sur l’évocation (la cognition vise dans ce cas une émotion désirée initialement absente) soit sur la suppression (lorsque la cognition vise une émotion involontaire initialement présente). Cependant, les techniques de travail émotionnel ne sont pas toujours de nature cognitive (p.34-35), elles peuvent être corporelles (contrôler sa respiration par exemple) ou expressives (le changement d’expressivité, faire un effort pour sourire par exemple, étant à distinguer du jeu en surface).
«In the first way, we try to change how we outwardly appear […]. This is surface acting. The other way is deep acting. Here, display is a natural result of working on feeling; the actor does not try to seem happy or sad, but rather expresses spontaneously, as the Russian director Constantin Stanislavski urged, a real feeling that has been self-induced.»
The Managed Heart, 2003a: p. 35)
En dehors de ces deux possibilités de jeu, l’expression naturelle des émotions (forme de régulation automatique, Diefendorff et al., 2005) peut soit être adaptée à une situation, soit témoigner d’une déviance émotionnelle par rapport aux règles de sentiments établies.
Nécessité d’une approche centrée sur la personne
Les salariés peuvent, selon leur profil, l’adéquation avec leur emploi et la situation à laquelle ils sont confrontés, avoir plus ou moins recours à une ou plusieurs formes de régulation, justifiant l’intérêt d’opter pour une approche centrée sur la personne plutôt que de se focaliser sur les liens entre variables indépendantes et dépendantes, permettant ainsi d’appréhender toute la complexité des processus de régulation émotionnelle (Gabriel et al., 2015).
Travail émotionnel et théorie de l’échange social
Les interactions peuvent s’analyser comme des échanges de gestes (Hochschild, 2003b), d’actes d’affichage (en cas de jeu en surface) ou de travail émotionnel (lorsque le jeu en profondeur est sollicité), les règles de sentiments permettant d’établir la valeur de tels gestes. Notons que le jeu en surface peut être considéré comme une forme de travail émotionnel car il nécessite l’accomplissement d’un effort pour produire l’acte d’affichage, même si Hochschild réserve le concept de travail émotionnel au seul jeu en profondeur. Nous pouvons ainsi inscrire ce concept de travail émotionnel dans une acception plus large incluant les différents gestes, qu’ils traduisent un jeu en surface ou en profondeur, dans le vaste cadre théorique de l’échange social afin de contribuer à mieux spécifier ce cadre, une nécessité suggérée dans la littérature (Cropanzano et al., 2017).
Critiques et perspectives
La nature du concept et sa mesure ont fait l’objet de critiques. Dans un compte rendu publié par la revue Mondes du Tourisme relatif à sa thèse qui a été consacrée au travail émotionnel dans les groupes hôteliers, Aurore Giacomel (2019: p.2) a souligné que les chercheurs «évaluent indistinctement un processus, un mécanisme biologique, une compétence, une expression ou encore une stratégie, des mesures qui n’impliquent pas les mêmes outils et ne mènent pas aux mêmes conclusions», ce qui l’a amenée à convoquer le paradigme de la complexité pour proposer une lecture originale du travail émotionnel, au niveau individuel et collectif.
Les travaux d’Hochschild, aujourd’hui unanimement reconnus comme fondateurs, s’inscrivent à la fois dans une critique féministe du rôle émotionnel assigné aux femmes et dans une perspective critique des effets de la capture des sentiments par le monde marchand. Ils ont ouvert la voie à de nombreuses recherches sur les émotions, peu étudiées dans le champ du comportement organisationnel jusqu’à la fin des années 1990. Les processus de régulation émotionnelle dépassent le strict cadre des interactions de service: ils sont également à l’œuvre dans les relations de travail, entre responsables et subordonnés ou entre collègues, offrant d’intéressantes perspectives de recherche (Ashkanasy et al., 2017).
De nos jours, les émotions ont envahi le secteur du tourisme et de l’hospitalité, où les salariés sont appelés à exprimer leurs émotions, dans la mesure où elles sont positives et correspondent aux attentes expérientielles des touristes. Une gageure lorsque l’expérience collaborateur n’est pas à la hauteur et se traduit par des difficultés de recrutement et un taux de rotation de la main d’œuvre particulièrement élevé, plus spécifiquement dans l’hébergement-restauration (Barry et al., 2021).
Ces limites sont reprises par les travaux d’Eva Illouz (sociologue et universitaire, directrice d’étude à l’EHESS depuis 2015) dans l’ouvrage collectif Les marchandises émotionnelles de 2019 préfacé par Axel Honneth, où elle étudie l’interpénétration entre nos émotions et le capitalisme néolibéral, pour souligner l’immixtion du capitalisme dans le façonnement des affects et les transformations concomitantes de la notion d’authenticité. Elle décrit les «emodities» (contraction de emotional commodities) qui sont des objets et des expériences à la fois affectifs et marchands, soutenus par le nécessaire travail émotionnel du personnel de l’industrie touristique en particulier, sommé de répondre à la dictature du bonheur évoquée dans l’ouvrage Happycratie de 2018, où le docteur en psychologie Edgar Cabanas et Eva Illouz dénoncent la nouvelle forme de gouvernement des conduites centrée sur les émotions positives. Pour les auteurs, la quête contemporaine du bonheur apparaît en rupture avec les discours de la vertu ou de la raison propres à Aristote et Spinoza : elle serait désormais entretenue par la vision utilitariste de l’être humain proposée par la psychologie positive, un être mû par le dessein de maximiser des utilités, y compris émotionnelles.
Dominique PEYRAT-GUILLARD et Gwenaëlle GREFE
Bibliographie
- Ashkanasy Neal M., Humphrey Ronald H. et Nguyen Huy Quy, 2017, «Integrating emotions and affect in theories of management», Academy of Management Review. vol.42, n°2, p. 175-189.
- Barry Victor, Paloc Tristan et Obser Justine, 2021, Hébergement restauration : quelle évolution des effectifs avec la crise?. DARES Focus n°52, septembre, 2 p., en ligne [pdf].
- Cabanas Edgar et Illouz Eva, 2018, Happycratie. Paris, Premier Parallèle, 260 p.
- Cropanzano Russell, Anthony Erica L., Daniels Shanna R. et Hall Alison V., 2017, «Social exchange theory: A critical review with theoretical remedies», Academy of Management Annals. vol.11, n°1, p. 479-516.
- Diefendorff James M., Croyle Meredith H et Gosserand Robin H, 2005, «The dimensionality and antecedents of emotional labor strategies», Journal of Vocational Behavior. vol.66, n°2, p. 339-357.
- Gabriel Allison S., Daniels Michael A., Diefendorff James M. et Greguras Gary J., 2015, «Emotional Labor Actors: A Latent Profile Analysis of Emotional Labor Strategies», Journal of Applied Psychology. vol.100, n°3, p. 863-879.
- Giacomel Aurore, 2019, «Les enjeux du travail émotionnel individuel et collectif dans les groupes hôteliers multinationaux: la complexité de l’équilibre émotionnel au service de l’homéostasie organisationnelle», Mondes du Tourisme. n°16, 5 p., en ligne.
- Hochschild Arlie Russell, 1983 (2003a, 2012), The managed heart – Commercialization of human feeling. Berkeley, University of California Press, 307 p.
- Hochschild Arlie Russell, 2003b, «Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale», Travailler. 1/9, p. 19-49, en ligne.
- Hochschild Arlie Russell, 2017, Le prix des sentiments – au cœur du travail émotionnel. Paris, Éditions La Découverte, 250 p.
- Illouz Eva (dir.), 2019, Les marchandises émotionnelles, l’authenticité au temps du capitalisme. Paris, Premier Parallèle, 424 p.