Le tourisme domestique, ou interne, désigne le tourisme pratiqué par les habitants d’un pays à l’intérieur de celui-ci. Au-delà d’une définition statistique à partir du lieu de résidence, discutable par certains aspects, la reconnaissance de ce flux par rapport à celui du tourisme international interroge: alors qu’il concerne des masses considérables, il a été longtemps sous-estimé et peu étudié. Il comporte pourtant des enjeux importants, d’un point de vue économique, social et politique, et permet d’enrichir notre vision de la mondialisation du tourisme.
Définition statistique officielle et confusions courantes
Le tourisme domestique se définit comme le tourisme pratiqué par les habitants d’un pays à l’intérieur de celui-ci. Selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), le terme est synonyme de tourisme interne. Le glossaire de cette institution précise qu’il «représente les activités d’un visiteur résident à l’intérieur du pays de référence, accomplies dans le cadre d’un voyage de tourisme interne ou d’un voyage de tourisme émetteur» (Recommandations internationales sur les statistiques du tourisme 2008, paragraphe 2.39). Si nous prenons l’exemple de la France, il s’agit d’y comptabiliser les voyages touristiques effectués non pas seulement par les Français vivant en France, mais par l’ensemble des personnes résidant en France, qu’elles soient françaises ou étrangères, le critère de l’OMT étant la résidence principale et non la nationalité.
L’usage du terme «tourisme domestique» ne fait pas pleinement consensus en français. Il est vrai que «domestique» renvoie à la sphère familière de la maison, alors que le tourisme ne s’inscrit fondamentalement pas dans l’ordinaire. Le terme relève d’un anglicisme, «domestic tourism» étant couramment utilisé dans la littérature anglophone. C’est ce qui explique qu’il soit rejeté par l’Académie française, et déconseillé par Termium, la banque de données terminologiques et linguistiques canadiennes. En principe, nous devrions en français utiliser le terme de «tourisme interne», mais celui-ci prête à confusion avec «tourisme intérieur».
En effet, le tourisme domestique ne doit pas être confondu avec les termes de tourisme intérieur et tourisme national (Ill. n°1). Le tourisme intérieur regroupe, selon l’OMT, «le tourisme interne et le tourisme récepteur, c’est-à-dire les activités des visiteurs résidents et non résidents à l’intérieur du pays de référence, accomplies dans le cadre de voyages de tourisme interne ou international» (Recommandations internationales sur les statistiques du tourisme 2008, paragraphe 2.40, a). Si nous reprenons l’exemple de la France, il s’agit d’y comptabiliser les voyages touristiques effectués par les personnes résidant en France et les étrangers, soit l’ensemble des flux touristiques à l’intérieur de ce pays.
Le tourisme domestique n’est pas non plus un synonyme de tourisme national, qui selon l’OMT, «regroupe le tourisme interne et le tourisme émetteur, c’est-à-dire les activités des visiteurs résidents à l’intérieur et en dehors du pays de référence, accomplies dans le cadre de voyages de tourisme soit interne, soit émetteur» (Recommandations internationales sur les statistiques du tourisme 2008, paragraphe 2.40, b). Si nous reprenons l’exemple de la France, il s’agit alors de comptabiliser les voyages touristiques effectués par les personnes résidant en France, en France et à l’étranger.

Une importance numérique considérable
Le tourisme domestique représente d’énormes flux de personnes, bien plus importants que ceux du tourisme international, comme le montre l’illustration n°1. Selon l’OMT, en 2018, 9 milliards de voyages ont été effectués par des touristes domestiques dans le monde, soit 6 fois plus que ceux internationaux (1.4 milliard cette même année). Dans les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), les ¾ des recettes totales du tourisme proviennent du tourisme domestique; l’Espagne et la France représentant les plus gros marchés.
A l’inverse, les pays affichant un tourisme international nettement supérieur à celui domestique restent rares et correspondent le plus souvent à de petits territoires extravertis, comme ces îles de la Caraïbe destinées à une clientèle internationale, auxquelles nous pouvons rajouter les Maldives, les Seychelles ou encore l’île Maurice. Andorre, Monaco ou encore Macao sont également à ranger dans cette catégorie, pour des motifs de visite liés au shopping et aux casinos. La Suisse, la Belgique et le Luxembourg, États riches de petite dimension, enregistrent également un déséquilibre structurel entre tourisme domestique et international, même si l’extraversion en la matière est moindre.
Cette importance structurelle du tourisme domestique par rapport à celui international permet de relativiser la place occupée par l’altérité dans un projet touristique, car elle montre qu’on fait d’abord du tourisme chez soi avant d’en faire chez les autres. Deux principales raisons expliquent cet état de fait. D’une part, le tourisme domestique coûte généralement moins cher, non seulement à cause de la moindre distance parcourue, mais aussi parce que les touristes peuvent s’appuyer sur des réseaux d’interconnaissances familiales et amicales plus étoffés pour bénéficier d’un hébergement gratuit et partager les coûts induits. D’autre part, la gestion de l’altérité s’apprend et reste socialement très discriminante (voir Apprentissages). Pouvoir partir à l’étranger est loin de constituer la norme en matière touristique.
Il n’en reste pas moins nécessaire d’analyser de manière critique les statistiques relatives au tourisme domestique. La superficie des États peut constituer un biais, en particulier dans ceux continent comme les États-Unis, le Canada, le Brésil, la Chine et l’Australie. Des voyages sont comptés comme relevant du tourisme domestique, alors qu’en Europe, sur une distance comparable, ils seraient considérés comme du tourisme international. C’est ce qui explique que ces pays apparaissent dans les premiers sur l’illustration n°2. Cela montre à nouveau combien l’important, dans la mesure du tourisme, ne devrait pas être le comptage des traversées de frontières mais le fait de se rendre dans une destination touristique. Toutefois, ce graphique permet de démontrer que même dans les plus grosses destinations du tourisme international, le tourisme domestique reste majoritaire. En France par exemple, première destination en termes d’arrivées de touristes internationaux, le tourisme domestique représente le double de celui international, alors même que ce dernier y est surestimé du fait de la position française de transit entre Europe du Nord et Europe du Sud.

À cela s’ajoute le fait qu’il est difficile de compter avec précision les habitants d’un pays y devenant touristes quelques jours durant. Ils n’ont pas de visa, et il est plus ardu de les compter en des postes frontaliers stratégiques, comme les aéroports internationaux. Au risque de double comptage, s’ajoute le fait qu’ils sont plus difficilement saisissables en certains points marchands (type hôtels ou sites touristiques payants) car ils les fréquentent globalement moins, d’où l’intérêt des enquêtes cordons (Terrier, 2006). Enfin, il s’agit d’une catégorie faussement homogène. Elle agrège des personnes très différentes du point de vue de leurs caractéristiques (sociales, d’âge ou encore de genres) et de leurs pratiques.
Pour cette raison, il reste nécessaire de déplier avec nuances cette catégorie et de ne pas l’opposer de manière trop binaire à celle du tourisme international (Vincent et Evanno, 2022). Au contraire, il est plus constructif de voir les circulations et les partages de lieux, pratiques et imaginaires entre touristes, a fortiori pour des populations en contexte diasporique. Entre dedans et dehors, la délimitation du tourisme domestique peut en effet être complexe, comme dans le cas des outre-mers français, où les arrivées de touristes métropolitains, souvent majoritaires, sont généralement comptées à part, et non comme relevant du tourisme domestique (Gay, 2021).
Intérêts économiques et enjeux sociaux
Le tourisme domestique présente des avantages comparatifs indéniables par rapport au tourisme international. Premièrement, il fluctue moins, en étant moins sensible aux crises pouvant ralentir ponctuellement le tourisme international, qu’elles soient d’ordre sanitaire (comme la crise du Covid l’a montrée, en forçant les professionnels du tourisme à se concentrer sur cette clientèle devenue captive pour limiter les pertes), politique (exemple des printemps arabes en 2011) ou financière (cas de la crise des subprimes en 2007-08). En outre, en connaissant généralement mieux leur pays que les touristes internationaux et en s’appuyant sur des solidarités familiales et amicales, les touristes domestiques investissent des destinations très variées. En cela, ils participent à une meilleure répartition des flux et des recettes du tourisme comparée à celles du tourisme international, ce dernier ayant tendance à se concentrer dans les sites les plus connus.
En outre, le tourisme domestique est un excellent indicateur pour comprendre la production et le partage de la richesse. Il constitue un outil pertinent pour lire les inégalités et mieux comprendre les pays dits émergents. Rappelons en effet que 50% du tourisme domestique relève aujourd’hui de l’Asie-Pacifique, Chine et Inde en tête (OMT, 2020), comme le montre l’illustration n°3. En complément des indicateurs économiques habituels renseignant la production de richesses, étudier le tourisme domestique permet d’en comprendre la répartition et les usages, au service d’un mieux-être. A ce titre, il est un bon moyen de comprendre le changement social et d’enrichir plus finement notre compréhension des stratifications sociales. Le tourisme domestique est aussi le signe d’un certain progrès social. En effet, corrélé à l’industrialisation et la tertiarisation de nos économies, son développement s’articule à l’apparition réglementaire de congés payés et à la structuration progressive d’un droit du travail, conformément à l’article 24 de la déclaration des droits humains.

Le tourisme domestique, une affaire d’État
Ces enjeux économiques et sociaux expliquent que le tourisme domestique soit soutenu par des régimes politiques pourtant fort différents. Il peut être instrumentalisé à des fins de construction nationale. L’encourager permet de développer un sentiment d’appartenance citoyenne et de participer par nationalisme à la relance économique, comme ce fut le cas aux États-Unis (Shaffer, 2001). D’autres études ont montré que son encadrement en des hauts lieux de la Nation, tels que les musées d’histoire et d’ethnologie, les mausolées et les champs de bataille, permet de véhiculer une histoire conforme à la geste nationale, par exemple en Indonésie (Cabasset, 2000), en Chine (Nyri, 2005) et au Vietnam (Peyvel, 2016). Dans les pays socialistes, le tourisme domestique a été construit non comme un secteur marchand mais comme une récompense offerte par l’État aux héros et travailleurs méritants, comme le montre l’illustration n°4. En ce sens, il participait à l’édification d’un Homme nouveau (Gorsuch et Koenker, 2006). Les régimes totalitaires ont également mobilisé le tourisme domestique à des fins de propagande, afin d’incarner la réussite du système. C’est ce qui explique la construction de la station balnéaire nazie de Prora par l’organisation de loisirs Kraft durch Freude (la force par la joie), ou encore de l’Opera Nazionale del Dopolavoro (l’œuvre nationale après le travail) dans l’Italie mussolinienne.

Encore aujourd’hui, beaucoup d’états usent de différents outils pour soutenir le tourisme domestique: congés payés, mise en place d’une double tarification avantageant les habitants d’un pays au détriment des touristes internationaux, financement de colonies de vacances, soutien auprès des familles les plus modestes… Ces dispositifs sont à comprendre comme des instruments de démocratisation de la pratique mais aussi de soutiens indirects au secteur marchand. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les mesures adoptées en temps de crise, comme l’a montré celle provoquée par le Covid. La France fait partie de ces pays qui ont proposé des campagnes promotionnelles spécifiques. La vidéo promotionnelle «Cet été, je visite la France» (Atout France, 2020) encourage un tourisme sans barrière de la langue, sans frontière, sans décalage horaire, et permettant finalement de se sentir paradoxalement chez soi.
Une mobilité longtemps sous-estimée qui contribue pourtant à une meilleure compréhension de la mondialisation du tourisme
Si dès 1937, le Conseil de la Société des Nations recommanda une définition du tourisme international à des fins statistiques, il faut attendre la Déclaration de Manille (1980) pour que le tourisme domestique soit officiellement reconnu et il faut encore patienter jusqu’à la conférence d’Ottawa (1991) pour que l’OMT publie un manuel technique afin d’harmoniser les méthodes de comptage, reconnaissant que le besoin de quantifier son envergure est d’autant plus pressant que les données restent rares, reposent sur des définitions variables et chiffrent des personnes difficilement identifiables. C’est surtout dans les pays dits du Sud que l’OMT a du mal à reconnaître l’existence d’un tourisme domestique, car ces flux s’inscrivent difficilement dans sa logique, selon laquelle seul le tourisme international peut faire office de levier de développement. Il est longtemps paru impensable que les résidents de ces pays, considérés unanimement comme pauvres, puissent produire de la richesse, a fortiori dans le domaine touristique. Ce n’est que récemment que l’OMT a infléchi son discours. Lors de la Rencontre internationale sur le développement du tourisme domestique (Alger, 2011), F. Pierret, alors directeur exécutif de l’OMT, a reconnu une certaine diversité sociale dans ces pays, autorisant un tourisme domestique. La même année, l’OMT initie sa première étude sur le sujet en Asie, dont les résultats sont présentés un an plus tard à la 24e réunion des commissions du Sud et de l’Est Asie Pacifique, à Chiang Mai. Elle reconnait enfin que le tourisme domestique a été négligé.
D’un point de vue scientifique, il faut attendre les années 1980 pour qu’un tourisme domestique dans les pays dits du Sud soit construit comme un sujet de recherche légitime. Or, celui-ci y est bien plus ancien, ce qui signifie que ces travaux relèvent d’une évolution épistémologique, décentrant le regard et renouvelant des analyses longtemps construites seulement depuis l’Europe et l’Amérique du Nord (Peyvel, 2017). Denisson Nash (1981) et Nelson Graburn (1983) sont les premiers à insister sur la nécessité d’analyser les pratiques touristiques dites non-occidentales. L’un des textes précurseurs porte sur la Chine (Tie-Sheng and Li-Cheng, 1985), avant celui plus généraliste de Jafar Jafari (1987). Le tourisme domestique dans les pays dits du Sud s’institutionnalise réellement comme objet de recherche au cours des années 1990 (Berriane, 1992; Hitchcock, King et Parnwell, 1992; Raymond, 1999). Désormais, la production est devenue plus régulière et l’Asie y occupe une place de choix, compte tenu de sa croissance touristique. Ces travaux permettent d’enrichir notre compréhension de la mondialisation du tourisme en renouvelant l’approche de concepts comme l’exotisme, l’authenticité, le patrimoine ou encore les appartenances identitaires (Sacareau, Taunay et Peyvel, 2015). En cela, étudier le tourisme domestique revêt un intérêt théorique, au-delà de celui monographique.
Bibliographie
- Berriane Mohamed, 1992, Tourisme national et migrations de loisirs au Maroc: étude géographique. Thèse de géographie, Université Mohammed V de Rabat, 500 p.
- Cabasset Christine, 2000, Indonésie, le tourisme au service de l’unité nationale? La mise en scène touristique de la nation. Thèse de géographie, Paris 4, 366 p.
- Jafari Jafar, 1987, «On Domestic Tourism», Journal of Travel Research. vol. 25, n°3, p. 36-38, en ligne.
- Gay Jean-Christophe, 2021, La France d’outre-mer. Paris, Armand Colin, 285 p.
- Gorsuch Anne et Koenker Diane (dir.), 2006, Turizm, The Russian and East Europe tourist under capitalism and socialism. Ithaca, Cornell University, 313 p.
- Graburn Nelson, 1983, «Anthropology of tourism», Annals of tourism research. vol. 10, n°1, p. 9-33, en ligne.
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- Nash Denisson, 1981, «Tourism as an anthropological subject», Current Anthropology. vol. 22, n°5, p. 461-481, en ligne.
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- Peyvel Emmanuelle, 2016, L’invitation au voyage: géographie postcoloniale du tourisme domestique au Viet Nam. Lyon, ENS Éditions, 274 p.
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- Pierret Frédéric, 2011, «Some points on domestic tourism», Rencontre internationale sur le développement du tourisme domestique. Alger, OMT, 5 p., en ligne.
- Raymond Nathalie, 1999, De Machu Pichu à Fujimori, les pays andins observés à travers leurs tourismes : le cas plus particulier du Pérou (1960-1996). Thèse de géographie, Paris 7, 440 p.
- Sacareau Isabelle, Taunay Benjamin et Peyvel Emmanuelle, 2015, La mondialisation du tourisme, les nouvelles frontières d’une pratique. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 274 p.
- Shaffer Marguerite, 2001, See America first, Tourism and National Identity (1880-1940). Washington and London, Smithsonian institution Press, 429 p.
- Terrier Christophe, 2006, «Flux et afflux de touristes : les instruments de mesure, la géomathématique des flux», Flux. vol. 3, n°65, p. 47-62, en ligne.
- Vincent Johan et Evanno Yves-Marie, 2022, «Tourismes domestique et international, une impossible opposition». Téoros, en ligne.
- Wang Tie-Sheng et Ge Li-Cheng, 1985, «Domestic tourism development in China: a regression analysis», Journal of Travel Research. 24/2, p. 13-16, en ligne.