Touring Club de France
Le Touring Club de France (TCF) a été une association majeure dans la promotion et le développement du tourisme en France, de 1890 à 1984. Reconnue d’utilité publique en 1907, l’association a pour but, selon ses statuts, «le développement du tourisme sous toutes ses formes, à la fois par les facilités qu’elle donne à ses adhérents et par la conservation de tout ce qui constitue l’intérêt pittoresque ou artistique des voyages». Redéfinissant le «bon goût» à travers la pratique touristique, protégeant et valorisant le patrimoine français comme la vitrine essentielle pour attirer les visiteurs, il se trouve, au cours de la seconde moitié du 20e siècle, en porte-à-faux avec l’évolution des pratiques sociales des Français.
Pour la pratique du vélo et la liberté
La création du Touring Club de France s’inscrit dans le contexte foisonnant des initiatives sociales de la fin du 19e siècle, teintées d’anglomanie (engouement pour la culture anglaise). Tout d’abord, les classes sociales en ascension (explosion du nombre de fonctionnaires avec le nombre croissant de missions de l’État et des collectivités, expansion des petits commerçants et artisans en plein essor urbain, apparition de l’ingénieur dans le monde industriel…) redessinent les pratiques de loisir légitimes (Réau, 2011). Le Touring Club de France (TCF) participe à la redéfinition du «bon goût», en référence au processus de distinction sociologique, pour s’appuyer sur les travaux de Pierre Bourdieu (2003).
Ensuite, les loisirs investissent la dimension politique. Sans se lancer dans les joutes politiques gouvernementales, le TCF reformule les objectifs de la pratique sportive, initialement dévolue à une sociabilité entre pairs, pour lui préférer la défense d’un «intérêt général». De ce fait, il est relativement proche du solidarisme, doctrine politique à l’apogée dans les années 1890-1910 qui promeut l’action mutualisme, la justice sociale et la liberté (Bertho-Lavenir, 1999).
Enfin, l’influence culturelle anglaise est indéniable, dans la mesure où la création du TCF se fait sur le modèle du Cyclist’s Touring-Club, vanté par Édouard Bruel, directeur d’un magasin de cycles parisien et instigateur de la création française. Face au nombre considérable d’associations de cyclistes et à une orientation de l’Union vélocipédique de France vers la compétition, le TCF, créé en janvier 1890, défend comme objectif principal le développement du tourisme sous toutes ses formes.
Le TCF n’est pas la première association de touristes en France. Par exemple, la Société des Touristes du Dauphiné est fondée en 1874/1875 et l’Union des Touristes dauphinois en 1882. Ces créations s’inscrivent dans un vaste mouvement européen qui, à partir de 1880, multiplie les associations explicitement dévolues à la pratique mélangeant sportivité et sociabilité qu’est l’excursion. Mais le TCF est la seule association à avoir une dimension nationale, agrégeant progressivement les adhésions et les budgets. Le cyclisme est le moyen de rassembler une petite bourgeoisie urbaine faite d’employés, de petits patrons de commerce et de l’artisanat dans le cadre d’itinéraires propices à découvrir la France et à se rencontrer en fin d’étapes (Ill. 1). Les classes supérieures pratiquent le vélo essentiellement dans un cadre privé tandis que les classes populaires ne peuvent pas y accéder en raison du coût du matériel.
Le TCF construit les fondements d’un marché du tourisme, en parallèle d’initiatives prises par des entreprises (Michelin et ses cartes touristiques, ses bornes de signalisation, ses guides, par exemple). Il travaille d’abord à améliorer les infrastructures, notamment les routes pour les cyclistes (et bientôt pour les automobilistes), qui deviennent des espaces de flux privilégiés (confort de la chaussée, éloignement des piétons, animaux et obstacles en-dehors de la route, panneaux signalétiques), et l’hôtellerie, qui doit se rapprocher des normes sanitaires de la bourgeoisie urbaine. Il promeut ensuite le territoire français contre les autres destinations à l’étranger. Des affiches touristiques promeuvent autant les destinations que les services apportées par l’association (Ill. 2).
Le tourisme comme prescripteur de la modernité urbaine
En mars 1891, un bulletin officiel est lancé, afin de permettre aux membres de se faire les mémorialistes d’une excursion collective ou les inventeurs d’une randonnée pionnière. Les aspects pratiques ne sont pas oubliés. Le recensement des «bons hôtels» se traduit par une publicité gratuite dans l’Annuaire du TCF et la pose d’une plaque officielle à partir de 1894. À la fin des années 1890, la revue du TCF recommande à ses membres (plus de 70.000 personnes) de ne plus aller dans les hôtels «insalubres», c’est-à-dire ceux qui ne correspondent pas aux normes formulées par l’association.
Les démarches de protection et de mise en valeur des «sites et monuments de France» ont permis d’étayer la liste des sites au cours de la seconde moitié du 19e siècle. Le TCF accomplit un intense effort pédagogique pour sensibiliser aux paysages. Il publie des ouvrages et mobilise autour de son Comité des sites et monuments pittoresques, créé en 1904), tous les acteurs impliqués dans la défense du patrimoine. Il prépare, avec la Société pour la protection des paysages de France fondée en 1901, l’adoption de la loi de 1906 sur la protection des sites naturels qui remet en cause, en quelque sorte, la propriété privée au service du bien commun (Corbin, 2002). Soutenant la création et la diffusion de cartes touristiques, il facilite le voyage (Ill. 3).
Le TCF promeut la démocratisation du yachting à partir de 1907. Considéré comme élitiste, organisé selon les modalités préconisées par les cercles nautiques et les sociétés de régates, le yachting voit son image évoluer afin de mettre en valeur les côtes, lacs et rivières de France progressivement délaissés par la navigation marchande côtière. La dénomination des praticiens n’évolue toutefois pas jusqu’au milieu du 20e siècle, prenant le nom de Groupe des Yachtsmen du Touring Club de France.
Le TCF stimule le développement des sports d’hiver. La pratique du ski est le prétexte pour un développement du tourisme hivernal en montagne, à travers une importante propagande dans sa revue et un encouragement aux initiatives de la part des déléguées en région. Le principe de la «Grande semaine d’hivernage» est posé en 1908, afin de convaincre les touristes qui y participent de l’attrait des sports d’hiver et de révéler aux populations montagnardes l’intérêt économique du tourisme hivernal. L’aménagement de la montagne pour le tourisme est encouragé: chemins d’accès aux stations, balisage des pistes, refuges d’altitude (Schut, 2018).
Les actions du TCF comme infusion du tourisme dans les régions
La promotion d’une cuisine régionale n’intervient qu’à partir des années 1920. En la matière, tout est à inventer car le fossé est profond entre la cuisine bourgeoise et les pratiques des régions rurales. Le tourisme est un facteur important dans la diffusion des restaurants en province (Etcheverria, 2019). Si le guide Michelin mentionne les intérêts gastronomiques des restaurants à partir de 1920, le TCF organise de 1930 à 1935 un «concours de la bonne cuisine» afin de développer un héritage culinaire et assurer aux restaurateurs une clientèle qui dispose désormais d’une automobile. Le plat régional doit désormais obéir à des critères stricts: spécialités gastronomiques d’une région et vins de pays s’imposent, ni luxueux, ni communs (Rauch, 2008).
Dans les années 1920 et 1930, le TCF est devenu une des associations de tourisme les plus actives auprès des pouvoirs publics. Il profite du développement de la culture de loisir en Europe dans la période d’après-Première Guerre mondiale. En 1927, Léon Auscher, vice-président du TCF (Ill. 4), présente ainsi un rapport sur l’importance économique du tourisme au Conseil national économique. Le TCF s’applique à améliorer l’aspect des villages selon le regard esthétique des touristes, dans l’idée du modèle du «village touristique» venu de Suisse ou d’Autriche où crépis blancs soigneusement rénovés et fleurs rouges aux fenêtres offrent une image d’opulence et de gaité (Bertho Lavenir, 1999).
Le Touring Club de France en porte-à-faux du tourisme de l’après-guerre
Alors que les membres du Touring Club reprennent, après-guerre, leurs pérégrinations, les campeurs ordinaires reconstituent dans les villages de toile les formes traditionnelles de la vie populaire. Les valeurs «bourgeoises» de la vie privée, du besoin de silence et de discrétion, du contact avec la nature policée, ne sont plus compatibles avec les nouveaux modes de vie qui explorent d’autres possibilités de valoriser le temps libre.
L’association qui unissait loisirs de plein air et valeurs morales se distend au cours du siècle. Les ambitions militantes cèdent le pas devant des formes de consommation touristique. Les Français ont désormais acquis davantage d’expérience dans la capacité à voyager (MIT, 2008: p. 128-129), ils ressentent moins le besoin de se faire accompagner dans certaines démarches, comme le proposait initialement le TCF, tout en étant plus experts et critiques (Ill. 5). Ces apprentissages aboutissent en partie au désir de rompre avec la tradition du tourisme savant, consommateur sage de monuments et de paysages, promue par le TCF. Le succès du Guide du routard, notamment à partir du moment où il est publié par Hachette (après avoir été chez le libraire plus confidentiel Gedalge), symbolise ce changement de perspectives trop tardivement pris en compte.
La fin du Touring Club de France
Le Touring Club de France fait faillite au début de 1984. L’assistance à l’automobiliste est moins nécessaire: on trouve des cartes et des guides dans toutes les librairies et le fléchage des routes est complet en Occident. Par ailleurs, les touristes ont moins besoin d’une société de secours mutuel, de défense et d’entraide pour visiter la France. Les combats du TCF, fer de lance des idées nouvelles, ont été repris par les pouvoirs publics: normalisation des chambres d’hôtel, attribution des étoiles aux campings, protection des monuments, financement des routes thématiques. Dans les années 1980, les guides touristiques font peau neuve tandis que la revue du TCF conserve sa mise en page désuète.
Si en Belgique ou en Italie, les Touring Club perdurent en diversifiant leurs activités (en Belgique, assurances automobiles, location de véhicules, centres d’inspection automobile, rechargement de batteries de véhicules électriques…), en France l’association périclite après des difficultés financières qui s’accumulent depuis la fin des années 1970. Les archives du TCF sont données aux Archives nationales en 1984. La bibliothèque du TCF est rachetée par la Ville de Paris en 1986 qui crée, au sein de la bibliothèque municipale du 16e arrondissement Germaine Tillion, une Bibliothèque du tourisme et des voyages.
Bibliographie
- Bertho-Lavenir Catherine, 1999, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes. Paris, Odile Jacob, coll. «Le Champ médiologique».
- Bourdieu Pierre, 2003, La distinction. Paris, Les Éditions de Minuit.
- Corbin Alain, 2002, «Naissance de la politique du paysage en France», Revue des deux mondes. mars, p. 9-13, en ligne.
- Etcheverria Olivier, 2019, Le restaurant, une approche géographique. De l’invention aux destinations touristiques gourmandes. Londres, ISTE éditions, coll. «Série Tourisme et systèmes de mobilité», 303 p.
- MIT, 2008, Tourismes 1. Lieux communs. Paris, Belin, 320 p.
- Rauch André, 2008, «Les pionniers du plat régional et du vin de pays. France, 1920-1940», dans Julia Csergo et Jean-Pierre Lemasson (dir.), Voyages en gastronomies. L’invention des capitales et des régions gourmandes. Paris, Autrement, coll. «Mutations», p. 22-31.
- Réau Bertrand, 2011, Les Français et les vacances. Paris, CNRS Éditions.
- Schut Pierre-Olaf, 2018, «Les innovations du Touring-Club de France dans le développement des sports d’hiver (1908-1914)», Entreprises et histoire. n°93, p. 47-61.