Statistiques (du tourisme)

Contrairement à une affirmation, répétée à souhait au plus fort de la pandémie de la Covid 19, dans la publicité produite pour le Ministère de la Solidarité et de la Santé, qui diffuse le discours en faveur de la vaccination: «On peut débattre de tout sauf des chiffres», les chiffres se discutent. Précisons que pour autant nous ne sommes ni opposé à la vaccination, ni complotiste. Ainsi, une réflexion scientifique menée notamment par Alain Desrosières (2014) et Luc Boltanski (2014) invite à questionner la production de données.

Le premier montre que celle-ci est contingente au contexte de sa production et le second que le Monde est appréhendé par le truchement de représentations qui, bien qu’exprimées sous la forme de nombres, et donc sous une apparence scientifique, n’en sont pas moins des constructions qui servent les intentions des institutions qui les élaborent. Quelles sont les dimensions discutables des statistiques produites? Une analyse plus développée constitue le chapitre 2, «Quantifier les touristes et le tourisme: problèmes statistiques», du manuel dirigé par Mathis Stock (2020).

Premièrement, qui ces statistiques comptent-elles?

Cette question renvoie à la définition du tourisme. En effet, l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) a imposé une norme qui n’est pas déconstruite par la plupart des scientifiques, ce qui en soit pose déjà problème. Le fait que cette notion s’impose parce qu’elle est admise universellement est déjà remis en question par l’hétérogénéité des conditions réelles de leur production.

En fait, l’OMT délimite le tourisme par rapport aux migrations. Le premier constitue la mobilité admise par les États car elle est, à la fois, source de production visible et à court terme de richesses, et admissible puisque les individus retournent dans leur pays de résidence. Ainsi, des individus en déplacement pour des raisons aussi diverses que les voyages d’affaires, pour lesquels ils sont rémunérés, défrayés, assurés par leurs entreprises mais aussi contraints dans leurs mouvements, leur emploi du temps, leurs marges de manœuvre… ou les pèlerinages, pour lesquels les destinations sont imposées et des rites prescrits… sont mêlés à ceux qui se déplacent à leur propre initiative, sur leurs deniers, pendant leur temps libre…

Certes, une réflexion s’est développée plus récemment au sujet des relations entre différents types de voyage: par exemple entre ceux motivés par les affaires et ceux liées à la recréation. Rappelons que le néologisme a été inventé par l’Équipe MIT (2002), dans une analyse du concept de tourisme et afin de remplacer le terme de récréation, peu heuristique, faisant référence à des épisodes scolaires certes mémorables, mais de faible portée par rapport au tourisme qui constitue un enjeu fondamental dans le déploiement de la civilisation industrielle.

Mais pour analyser des convergences entre différentes modalités des déplacements, il est nécessaire, au préalable, de mettre en évidence les différences, car il ne peut exister de confluence sans dissemblance de nature. Et si, bien sûr, un déplacement d’affaires peut offrir des opportunités de loisirs ou une visite à des parents, masquer une intention réelle de découvrir un lieu, tout en profitant d’un hébergement à titre gracieux, il n’en demeure pas moins qu’il faudra atteindre les objectifs fixés par l’entreprise dans le premier cas, et sacrifier a minima aux rites sociaux dans le second cas, ce qui ajoute le couvert au gite. Des moments touristiques que certains appellent «séquence touristique» (Duhamel, 2013 et 2018) peuvent s’insérer dans le temps d’une mobilité autre mais l’intention principale n’en est pas la recréation. En cela, la distinction est pertinente.

Au-delà, à l’échelle locale, la cacophonie s’accentue. Dans les offices de tourisme comme dans les lieux de visite, il n’est pas rare de comptabiliser tous les individus qui se présentent, quel que soit leur lieu de résidence, alors que l’OMT maintient la digue du franchissement des limites cernant l’environnement quotidien.

Et pour faire bonne mesure, pour apprécier le nombre des «touristes» dans beaucoup de territoires, cette donnée est fabriquée en additionnant le nombre des entrées dans tous les lieux où un contrôle est exercé, fut-il lâche. Par exemple, dans la plupart des établissements religieux sont additionnés les individus venus pour pratiquer des rites, ceux qui visitent comme ceux qui se mettent à l’abri d’une pluie violente… et à l’échelle d’un territoire, le cumul des entrées dans tous les établissements de visite fermés permet d’atteindre des sommets de fréquentation et le nirvana de l’autosatisfaction.

La fréquentation des hébergements n’est pas non plus totalement mesurable (De Cantis Stefano, Parroco Anna Maria, Ferrante Mauro et Vaccina Franco, 2015). Certes dans une partie des structures, les écarts par rapport à la réalité sont limités par la nature même de l’hébergement (hôtellerie). Mais dans d’autres modes des arrangements sont possibles, au moins à la marge.

Pour d’autres comme l’accueil non déclaré par les habitants, cela a toujours été une ressource de la communauté locale, entre ceux qui se réfugient dans les rez-de-chaussée à moitié en sous-sol pour louer aux touristes les étages supérieurs; ou ceux qui invitent leurs locataires à s’exiler le temps des mois estivaux beaucoup plus rémunérateurs, car réservés aux hôtes de passage; ou encore ceux qui ont investi et ont construit une seconde maison sur leur parcelle trop vaste… Aujourd’hui, les réseaux sociaux et les plates-formes ont démultiplié la diffusion des offres de location, plus ou moins déclarées.

De fait, la mesure de la fréquentation dans les lieux n’est pas simple notamment en raison de cette partie cachée. On ne sait pas exactement combien d’individus habitent temporairement dans les lieux touristiques. Les photos ci-après (Ill. 1 et 2) montrent ainsi que des formes d’autoproduction conduisent à des sous-estimations. Cela induit que les démarches méthodologiques ne peuvent s’appuyer sur des échantillons totalement fiables et qu’il convient de recourir à des modes aléatoires ou de convenance.

Ill. 1. Camping dit «sauvage» dans un parking à Saint-Jean-de-Monts (Vendée) le 28 août 2021 à 7h48 (cl. Philippe Violier)

Ill. 2. Camping dit «sauvage» dans un parking à Saint-Jean-de-Monts (Vendée) le 28 août 2021 à 7h46 (cl. Philippe Violier)

Deuxièmement, qu’observent-elles?

L’observation statistique est obnubilée par la mesure des retombées économiques. Or, l’importance de ces retombées dépend de la satisfaction éprouvée par les touristes dans la réalisation de leur projet. Ce dernier est rarement questionné ou par le truchement de la boîte noire du motif, lequel souvent n’est guère apprécié au-delà de catégories globales, ce qui nous ramène à la question de la définition du tourisme.

De ce point de vue, une régression peut même être relevée dans la statistique nationale en France. Ainsi, l’enquête vacances, cahier spécifique produit tous les cinq ans au sein de l’enquête sur la consommation des ménages, jusqu’en 2004, abordait de manière plus fine les «motifs» de déplacement que l’enquête Suivi des déplacements touristiques (SDT) qui lui a succédée, réalisée par la Sofres-Kantar pour la Direction Générale des Entreprises, et qui se limite à une distinction entre «voyages personnels» et «voyages professionnels». Or, les visites aux parents et amis constituent une catégorie à interroger, entre une sociabilité qui exclut le choix du lieu et de la maîtrise du temps, et des stratégies opportunistes qui rendent compte de ce que les personnes qui résident au bord de la mer ou en montagne ont plus d’amis et de parents fidèles, que les autres.

Au-delà, les statistiques participent aussi de la célébration du bon tourisme, nécessairement culturel ou «sportif» et respectant la bienséance. Ainsi, dans l’enquête SDT, déjà citée, la liste des activités qui doit permettre de coder les réponses les privilégie (Ill. 3). On distingue les «beaux-arts» de formes de découverte comme «l’observation de la faune et de la flore» ou les «visites de site et d’espaces naturels…», lesquelles sont incorporées dans l’ensemble «détente et autres activités diverses» au même titre que la thalassothérapie. De même, le repos, le soin de soi, le clubbing… n’apparaissent pas, sans évoquer la recherche de partenaires sexuels, la sieste ou les apéritifs…

Ill. 3. Liste interminables et pourtant incomplète des activités auxquelles les touristes sont censés s’adonner (source: Enquête SDT)

Troisièmement, sur quelles bases spatiales?

L’appareil statistique des États produit des données sur la base des territoires institutionnels et rarement ou peu à l’échelle des lieux. En France, les principales données sont produites à l’échelle des départements, pour les touristes résidents, ou des régions, pour les non-résidents. Or l’expérience des individus se déroule dans les lieux élémentaires et dans des étendues qui sont constituées par les réseaux construits par les pratiques des touristes, influencés par divers autres acteurs, publics ou privés (Piriou, 2019). Ces territoires construits par les touristes sont les destinations au sens propre de ce terme et ne se calent pas sur les limites administratives d’une région ou d’un département.

Que faire?

Dès lors, comme nous n’avons pas les moyens d’élaborer des données au-delà du local et d’un temps défini, que faire? Deux options s’ouvrent à nous.

La première consiste à utiliser les chiffres produits en les discutant au préalable et avec recul. La seconde repose sur la production de nos propres données, avec les limites que cela comporte, ce qui nécessite de les discuter. Cette seconde option est illustrée par les travaux d’Antonescu et Stock (2014), (Antonescu 2016), d’une part, Gay et Decroly, d’autre part, sur la diffusion du tourisme dans le Monde. Violier (2011; Violier et Taunay, 2019) a fondé une analyse du tourisme dans le Monde à partir d’une analyse des catalogues des tour-opérateurs. Cette démarche contourne les données produites par l’OMT en centrant l’approche autour d’une définition sériée du tourisme et réalisée à l’échelle des lieux, échappant ainsi à l’imposition du pavage des États.

Une question demeure: qui peut analyser quoi?

Au-delà de la production des données, l’exploitation pose aussi question. En effet, non seulement les institutions produisent des données selon leurs propres normes mais en plus l’accès aux résultats se révèlent peu ouvert. Ainsi, l’enquête SDT produisait des informations qui étaient loin d’être traitées en totalité. Mais comme le partenariat financier entre l’administration nationale et l’entreprise, la Sofres, qui a ensuite intégré le groupe Kantar, prévoyait un accès payant aux données de base au-delà des publications diffusées gratuitement, cela restreignait considérablement les possibilités d’exploitation à ce que les institutions jugeaient utile. Une somme considérable de données est demeurée non exploitée.

Aujourd’hui, l’Insee a repris la direction des opérations de la production des statistiques du tourisme, dans un contexte quelque peu opaque, flou, que la pandémie de la Covid a intensifié. Aujourd’hui, on ne sait pas ce qu’il est prévu de réaliser ou non.

Des ouvertures sont-elles possibles? Rappelons que la même Insee avait fait appel aux chercheurs pour traiter, dans le cadre de l’enquête «vacances» de 2004 déjà citée, une partie des données que l’organisme n’avait pas l’intention d’aborder. Un appel avait été lancé et il avait été possible de présenter une candidature. Cela a permis d’aborder des thématiques innovantes utiles, peut-être, aux professionnels du secteur. Par exemple, Mondou et Violier (2009) ont pu approfondir la question du fonctionnement du système touristique en informant les liens entre les pratiques et les destinations. Un tel partenariat, entre un organisme étatique et les chercheurs universitaires également rémunérés par l’État, pourra-t-il se répéter?

Philippe VIOLIER

Bibliographie

  • Antonescu Andreea et Stock Mathis, 2014, «The globalisation of tourism. A geohistorical approach», Annals of Tourism Research. vol. 45, p. 77-88, en ligne.
  • Antonescu Andreea, 2016, La dynamique du champ mondial du tourisme. Constitution et analyse d’une base de données historique à partir d’un corpus de guides de voyage. Thèse de géographie, université de Lausanne.
  • Boltanski Luc, 2014, «Quelles statistiques pour quelle critique?», dans Bruno Isabelle, Didier Emmanuel et Prévieux Julien (dir.), Statactivisme. Paris, La Découverte, p. 33-50.
  • De Cantis Stefano, Parroco Anna Maria, Ferrante Mauro et Vaccina Franco, 2015, «Unobserved tourism», Annals of Tourism Research. vol. 50, p. 1-18, en ligne.
  • Desrosières Alain, 2014, « La statistique, outil de libération ou outil de pouvoir », dans Bruno Isabelle, Didier Emmanuel et Prévieux Julien (dir.), Statactivisme. Paris, La Découverte, p. 51-66.
  • Duhamel Philippe, 2018, «Chapitre 1: Touristes et tourisme: les spécificités d’un voyage et d’un voyageur dans un monde mobilité», dans Géographie du tourisme et des loisirs. Dynamiques, acteurs, territoires. Paris, Armand Colin, coll. «U», p. 11-45.
  • Duhamel Philippe, 2013, «Des mobilités et du tourisme (chapitre 1)», dans Violier Philippe (dir.), Le tourisme, un phénomène économique. Paris, La Documentation française, coll. «Les Études», p. 15-28.
  • Équipe MIT, 2002, Tourismes 1. Lieux communs. Paris, Belin.
  • Mondou Véronique, Violier Philippe, 2009, «Projets, pratiques et lieux touristiques, quelles relations?», Mappemonde. n° 94, en ligne.
  • Pirou Jérôme, 2018, La région touristique. Une co-construction des acteurs du tourisme. Londres, Éditions ISTE.
  • Stock Mathis (dir.), Coëffé Vincent, Violier Philippe, avec la collaboration de Philippe Duhamel, 2020, Les enjeux contemporains du tourisme. Une approche géographique. Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Didact Géographie».