Shopping
Le shopping complète la typologie des pratiques touristiques avec le repos, le jeu, la découverte et la sociabilité.
Une pratique en voie d’autonomisation
La pratique du shopping est devenue un des ressorts du tourisme dans les dernières décennies notamment. Il s’agit d’un projet de mobilité fondé sur l’achat et/ou la consommation symbolique d’objets du quotidien (vêtements, accessoires,…), souvent griffés par des marques de luxe (Boltanski, Esquerre, 2017), même si une large gamme de marchandises reste concernée.
Des lieux sont même dédiés à cette pratique. Le mot «shopping» cherche en fait à signaler la nécessité de dépasser l’acte purement utilitaire associé à la consommation, de sorte que le «shopping est une activité multidimensionnelle qui suppose l’interaction sociale, l’échange économique, et bien souvent, la participation à des activités non utilitaires» (Timothy, 2005: p. 23). Si le shopping dans le cadre d’un déplacement dans des lieux du hors-quotidien est une pratique ancienne chez les touristes fréquentant les espaces urbains, on peut se demander si celle-ci n’est pas devenue autonome, ou au moins si elle n’est pas en train de s’inscrire dans un processus d’autonomisation, tout en autorisant le déploiement de pratiques qui ne peuvent être réduites à l’ «approvisionnement» et l’ «échange économique» (Chabault, 2020: p. 37).
Dans la période contemporaine, le shopping est ainsi devenu un élément structurant parmi les mobiles du déplacement des touristes internationaux dans certaines métropoles notamment. Paris, dont l’attractivité est particulièrement forte à l’endroit des touristes asiatiques en est la figure emblématique. Selon une étude menée en 2012 par le Comité régional du tourisme de Paris et de l’Île-de-France, alors que 15% de la totalité des 29 millions de touristes (sur l’ensemble de l’année 2012) déclarent que le shopping constitue une motivation à leur séjour à Paris, la part atteint 31% pour les touristes japonais et 27% pour les touristes chinois (OTCP, 2013). Cette part du shopping dans le tourisme en France reste prégnante et constitue désormais la deuxième principale activité des touristes internationaux séjournant en France en 2017 (DGE, 2018: p. 123).
Les touristes dont les provenances sont situées en dehors de l’Europe consacrent par ailleurs des budgets plus importants au shopping que les clientèles européennes : les clientèles chinoise (353€), maghrébine (326€), sud-coréenne (232€) et japonaise (213€) ont les paniers moyens les plus élevés (Belliard et al., 2019). Ce tropisme lié aux marchandises consommées au cours de l’expérience touristique s’inscrit dans le temps long des pratiques. Ce qui est plus inédit, c’est l’intensité prise par le shopping, les usages contemporains informés par la mondialisation venant en renouveler en partie les formes et les significations.
Le shopping en situation touristique : une pratique historiquement ancrée dans l’urbain
Dans Paris, capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin s’intéresse à l’existence des passages qui ont été construits dans les années 1820-30, en lien avec le développement du commerce des tissus et l’apparition des «magasins de nouveauté, premiers établissements qui ont constamment dans la maison des dépôts de marchandises considérables», lesquels sont «précurseurs des grands magasins» (1991: p. 376). Comme l’exprime Balzac, les passages sont des «noyaux pour le commerce des marchandises de luxe» (cité par Benjamin, ibid.: p. 377).
Or ces passages, nouveaux espaces qui combinent le fer et le verre, et qui permettent de marcher à l’abri des calèches, mais aussi sous la lumière des premiers éclairages au gaz, sont particulièrement appréciés des touristes comme l’évoquent certains guides parlant des «magasins les plus élégants» (ibid., p. 377). Ils sont estimés à une centaine à Paris en 1840, rassemblant en un même lieu des magasins aux enseignes diverses (Poupard, 2005).
Les passages figurent d’ailleurs dans les guides touristiques sur Paris comme le montre le guide Joanne de 1863 qui insiste sur le privilège accordé par ces espaces à la «métrique pédestre» (ici la mobilité par la marche qui constitue une gestion singulière de la distance) (Lévy, 1999): «163 passages, galeries et cours, sortes de rues praticables seulement pour les piétons et le plus souvent vitrées en tout ou en partie par le haut. Plusieurs, bordés de riches magasins et splendidement éclairés, servent de lieu de promenade et de rendez-vous […]» (Guide Joanne, 1863: p. 114).
Les relations qui existent entre shopping et tourisme sont donc largement informées par le phénomène urbain. En parlant des passages, certains guides touristiques du 19e siècle parlaient d’ailleurs de ville, de «monde en miniature» (Benjamin, 1991: p. 377). Chez Benjamin, les touristes fréquentant les passages étaient surtout subsumés sous la figure du flâneur. En Occident, et en Europe en particulier, le shopping peut être plus facilement associé à cet idéal-type social. La flânerie peut être en effet définie comme un ensemble d’usages permettant à l’individu de se déplacer selon un parcours qui n’est pas défini a priori, qui laisse ainsi la possibilité à l’individu d’inventer son cheminement dans le cours de l’action. Elle constitue un indicateur d’urbanité au sens où la ville est le lieu de la coprésence et de la diversité qui favorise les rencontres aléatoires (Lévy, 1999).
La flânerie suppose une séquence non programmée, une intention flottante, assumant l’ouverture aux possibles, acceptant d’être actualisée en fonction des opportunités rencontrées au cours du déplacement. La marche est la technologie spatiale incarnant la pratique consistant à flâner, laquelle suppose l’engagement dans l’espace public, potentiellement fréquenté par l’ensemble de la société.
Le shopping reste dans l’histoire du tourisme, une des modalités possibles de la découverte en tant qu’exposition à l’altérité. L’invention des passages renouvelle le champ des possibles concernant les pratiques. En effet, tant que l’hippomobile fournit le style spatial dominant en absorbant les touristes dans un régime d’alarme régulier sinon permanent (préserver son intégrité physique), il n’est pas envisageable de laisser émerger une attention diffuse mais ouverte à ce qui fait potentiellement événement (micro-événement notamment). Or, la pratique du shopping en situation touristique ne peut être comprise sans la possibilité de déambulation. Ces passages enveloppants et sécurisés ont d’ailleurs bénéficié à partir des années 1970 d’un traitement patrimonial qui a réactivé leur valeur alors que l’haussmannisation les avaient fait en partie disparaître. Il faut dire aussi que l’émergence des grands magasins avait plus ou moins périmé leur existence.
Les grands magasins parisiens, hauts lieux du tourisme
Depuis trois siècles environ, le modèle capitaliste fabrique des espaces oniriques qui, bien que fondés sur la commercialisation de marchandises, sont configurés pour suspendre leur finalité économique, en mettant en scène des lieux associés aux plaisirs à la fois individuels et collectifs (Lemarchand, 2010; Berdet, 2013).
Parmi ces espaces, le grand magasin occupe une place singulière (Coëffé, Morice, 2019). Inventé dans la seconde moitié du 19e siècle, le grand magasin est spécifiquement créé pour accueillir une offre commerciale diversifiée au sein d’une même entité juridique et sur plusieurs étages. Plusieurs grands magasins sont ainsi édifiés à Paris: d’abord le Bon Marché en 1852, à l’initiative de Aristide Boucicaut, qui inspire le roman Au bonheur des dames écrit par Emile Zola en 1883, puis les Grands Magasins du Louvre (1855), le Bazar de l’Hôtel de Ville (1856), le Printemps (1865), la Samaritaine (1869). En ouvrant en 1894, les Galeries Lafayette Haussmann constituent le dernier grand magasin prenant place à Paris au 19e siècle, tout en devenant aujourd’hui l’emblème parisien du tourisme international lié au shopping. Trois éléments se combinent alors pour faire du grand magasin un haut lieu touristique (Coëffé et Morice, 2020) au sens de lieu «condensant une forte charge imaginaire» (Équipe MIT, 2005: p. 340) et consacré socialement par les pratiques des touristes en provenance du Monde.
Le premier relève de la monumentalité. Les grands magasins parisiens profitent de la mise en place de l’urbanisme haussmannien en s’inscrivant dans un dispositif fondé sur la perspective monumentale tout en confortant le «mythe d’un Paris des plaisirs» (Csergo, 1995: p. 153) qu’incarnent également les théâtres, cafés… Les grands magasins ont très tôt communiqué sur leur monumentalité comme le montre Le Bon Marché régulièrement présenté comme un monument symbolisant Paris, à côté de l’Opéra, de l’Hôtel de Ville ou de Notre Dame. De plus en plus inspirée par l’orientalisme au fil des décennies, la conception des grands magasins puise en même temps une partie de ses modèles architecturaux dans l’univers du tourisme, qu’il s’agisse du grand hôtel à partir des années 1860 ou du paquebot à partir des années 1930 (Picon-Lefebvre, 2013).
Le second élément fait écho à la mise en scène des lieux. L’Exposition de 1867 renseigne sur une mutation importante dans la manière d’envisager le loisir de masse, en annonçant ce que Walter Benjamin a appelé «la naissance de l’industrie du spectacle» (cité par Csergo, 1995, p. 153) associée à l’avènement de la «jouissance visuelle» dans les nouvelles activités de loisir (ibid.). La vitrine apparaît ici comme un dispositif générique intégré d’emblée aux grands magasins. La vitrine est en effet capable d’articuler l’extérieur et l’intérieur du grand magasin, et préfigure la mise en spectacle systématique qui saisit le visiteur lorsque celui-ci est dans le lieu. Les décorateurs les plus prestigieux sont ainsi sollicités pour créer la mise en scène des grands magasins et des produits qui les composent selon une esthétique théâtrale qui sollicite l’imaginaire. En 1893, une vitrine de Noël au Bon Marché donne à voir une scène de patinage au Bois de Boulogne et en 1909, il s’agit d’un décor inspiré de la découverte du pôle Nord. Les Galeries Lafayette Haussmann s’en inspirent quelques années plus tard en intégrant des automates animés dans des saynètes (Chenus, 2016).
Cette spectacularisation produit un lieu imaginé comme un ailleurs, associé à un certain exotisme. L’architecture intérieure résonne également avec l’imaginaire orientaliste grâce à l’intégration de coupoles monumentales dressées au-dessus de chaque corps de façade. Aux Galeries Lafayette Haussmann, le grand hall est également coiffé d’une coupole de style néo byzantin incrustée de vitraux en 1912. Aujourd’hui, l’œuvre polarise le regard des touristes qui passent dans l’atrium du grand magasin (Ill. 1), au point qu’une glasswalk de 9 mètres de long suspendu à 16 mètres de hauteur a été inaugurée en 2018.

Ill. 1. Regard touristique orienté vers la coupole des Galeries Lafayette Haussmann signée Ferdinand Chanut (géométrie et structure), Jacques Grüber (vitraux) et Louis Majorelle (ferronnerie). Icône du grand magasin, la coupole (photo à droite) a fait l’objet d’un travail de restauration en 2021 (cl. Vincent Coëffé, 2012).
Le troisième élément est d’ordre sociologique. Dans le contexte d’un code napoléonien qui produit des discriminations de genre, les femmes étant considérées comme des mineures dont les rôles sociaux sont largement associés à l’espace domestique (Harvey, 2012), le grand magasin crée un nouveau champ de possibles, desserrant en partie les contraintes dans l’ordre des conduites, en autorisant notamment l’anonymat.
Cela dit, en dehors des grands événements mondiaux, notamment des expositions universelles, les visiteurs des grands magasins de Paris étaient encore majoritairement parisiens ou provinciaux au 19e siècle et au cours de la première moitié du 20e siècle: la fabrique d’un ailleurs, d’un lieu activant la rupture avec le quotidien devait se projeter dans le lointain, d’où le choix d’un imaginaire puisant ses référents en Orient, dans le contexte d’un orientalisme particulièrement actif (Said, 1980). La mutation des dernières décennies vient du fait que l’ailleurs est désormais produit pour des touristes internationaux dont la part dans l’ensemble des visiteurs n’a cessé de croître, notamment ceux en provenance d’Asie de l’est et du sud-est (Chine, Japon, etc.).
Or, il s’est opéré dans cette dynamique comme une inversion, les visiteurs venant chercher dans les grands magasins parisiens les images attendues de Paris, si bien que l’ «ailleurs» est désormais puisé «ici», dans un répertoire de signifiants interprétés comme «locaux» (parisiens). Les Galeries Lafayette Haussmann incarnent particulièrement ce changement: 100.000 visiteurs le fréquenteraient en moyenne par jour selon l’Office de Tourisme et des Congrès de Paris (OTCP, 2019), dont 60 à 70% sont des touristes internationaux. Les Chinois y figurent en tant que première clientèle puisqu’ils représentent environ un tiers du total des touristes internationaux.
D’ailleurs, Les Galeries Lafayette Haussmann ont établi un partenariat avec l’Office de Tourisme et des Congrès de Paris, institution qui participe au marketing territorial de Paris en attribuant à la métropole le statut de «destination shopping», ce dernier passant par l’emblème du grand magasin et sa monumentalité notamment, non plus seulement au sens d’objet de grande taille, mais au sens de mise en mémoire, l’ancienne modernité architecturale ayant été convertie en patrimoine: «Sous leurs féeriques verrières Art Nouveau, les grands magasins sont devenus des monuments aussi incontournables que la tour Eiffel ou Notre-Dame» (site internet OTCP, 2022).
Si, dans de nombreuses villes d’Europe, les professionnels du tourisme et les institutions locales valorisent leurs grands magasins considérés comme des icônes urbaines, les institutions parisiennes capitalisent sur l’image de Paris en tant que destination associant le shopping à la culture (Rabbiosi, 2015). Tourisme international, shopping et culture sont si étroitement mêlés dans certains lieux que dix Zones Touristiques Internationales ont été créées à Paris, qui permettent notamment aux commerces installés dans ces périmètres, de pouvoir ouvrir le dimanche. Un périmètre autour du boulevard Haussmann a ainsi été mis en place, prolongeant ceux de «Saint-Honoré» et «Vendôme» où l’espace commercial est lui-même structuré autour des produits de luxe français notamment. Avec leur concurrent direct le Printemps situé également boulevard Haussmann, les Galeries Lafayette ont ainsi autorisé, après des négociations difficiles avec les organisations syndicales, l’ouverture le dimanche, une décision qui s’explique notamment par la concurrence de Londres et ses grands magasins qui prévoient l’ouverture dominicale.
Également, le tourisme international est devenu un enjeu à ce point majeur pour les grands magasins parisiens, que des services ont été créés pour les touristes en provenance du Monde. Aux Galeries Lafayette Haussmann, les services ciblent plus particulièrement les touristes chinois. À travers la mise en place d’un partenariat avec la plateforme sociale WeChat, très utilisée en Chine, le grand magasin permet aux touristes d’effectuer le règlement de leurs achats, directement depuis leurs smartphone via l’application WeChat Pay. Le grand magasin le Printemps a lui-même mis en place un dispositif équivalent à travers Alipay, développé par le groupe chinois Alibaba.
Les gestionnaires des Galeries Lafayette sont allés plus loin dans cette stratégie commerciale visant le marché chinois. D’une part le grand magasin s’est fait connaître à l’étranger et a établi des accords avec des agences de voyages pour intégrer un «Galeries Lafayette tour» (Basini, 2013) dans les circuits. Les guides touristiques rabattent ainsi les clients chinois contre des commissions qui peuvent atteindre 10% du montant des achats. D’autre part, les Galeries Lafayette Haussmann ont créé un magasin dédié aux touristes chinois faisant face à l’établissement historique. Nommé «Shopping and Welcome Center», ce lieu est déployé sur 4.200 mètres carrés répartis sur deux niveaux et les vendeuses y sont toutes sinophones, à l’instar de la signalétique.
Alors que les grands magasins se sont diffusés à l’échelle mondiale et se sont maintenus en tant que hauts lieux du shopping dans l’expérience touristique, le méga-mall a renouvelé l’espace et l’expérience du shopping depuis une trentaine d’années.
Le méga-mall: un hyper lieu de l’expérience touristique
Alors que les malls sont une invention étasunienne des années 1950, injectant de l’urbanité dans les espaces suburbains (Berdet, 2013), les méga-malls peuvent être lus comme une nouvelle génération d’espaces commerciaux dont l’échelle est inédite dans l’histoire de la consommation. Conçus selon une logique de la singularisation par le design urbain, les promoteurs y créent ex-nihilo des villages italiens, vitrines viennoises ou encore des boulevards parisiens, mondialisant des référents de la culture touristique. Le premier méga-mall, le West Edmonton Mall, est aménagé en 1981 au Canada (Edmonton en Alberta). Il est longtemps resté le plus grand du Monde. Mais c’est le Mall of America, situé à Bloomington dans le Minnesota et créé en 1992 sur quatre niveaux et plus de 250 000 mètres carrés de surfaces commerciales, qui constitue sans doute l’épure du méga-mall en incarnant l’imaginaire commercial étasunien (Berdet, 2013).
Une bifurcation, sans discontinuité radicale mais selon une filiation avec les passages et les grands magasins, s’est opérée au travers de ce nouveau type de shopping mall qui n’est pas seulement inscrit dans la sphère des loisirs mais fonctionne en tant que lieu touristique global. C’est ce que donne à lire en creux la traduction en français de la communication disponible sur le site internet du méga-mall: « MOA est une destination touristique et de vacances de premier choix, à quelques minutes seulement du centre-ville de Minneapolis et de St. Paul, aux abords de l’aéroport international MSP, avec une liaison par tramway à l’aéroport MSP et au centre-ville de Minneapolis.» (site internet du Mall Of America, 2022). Au-delà de ses 520 boutiques et 50 restaurants, le MOA affiche son offre d’ «attractions», parmi lesquelles figurent Nickelodeon Universe, un parc à thèmes de 2 787 mètres carrés «situé au cœur du Mall of America avec des manèges et des activités pour les enfants et les adultes», ou encore Sea Life Minnesota Aquarium où « les visiteurs peuvent s’attendre à voir des milliers de créatures marines, allant des hippocampes aux raies, et des requins aux méduses et aux poissons clowns, et bien plus.. ». En créant un dehors-dedans aux limites nettes, le shopping mall projette le visiteur dans une «hétérotopie» (Foucault, 2009), un «lieu autre», en discontinuité avec l’environnement immédiat caractéristique des espaces suburbains, l’altérité émergeant de l’accumulation et la juxtaposition d’ «ailleurs» mis en scène dans une logique de «ré-enchantement» (Ritzer, 2010: p. 95) de l’expérience de shopping (Coëffé, Morice, 2020). À côté de ces «attractions», le shopping mall a intégré dans son fonctionnement deux hôtels de 500 et 342 chambres, alors qu’une cinquantaine d’hôtels sont situés «dans un rayon de 10 minutes du MOA et de l’aéroport international MSP, offrant des navettes gratuites à destination et en provenance du Mall of America» (ibid.). Sur les 40 millions de visiteurs qui fréquentent le mall chaque année, 10 millions seraient en effet des touristes. D’ailleurs, dès les années 1990, le MAO était doté d’un Tourism Department (comparable à un office de tourisme) et de 6 boutiques de souvenirs (Goss, 1999), marqueurs de la touristicité du lieu.
Le méga-mall offre ainsi la possibilité d’une expérience ludique et culturelle, configuration traduite par la formule «fun shopping» qui permet notamment d’évoquer la place réservée à l’entertainment, la «mise en spectacle généralisée» (Lussault, 2017: p. 64). Le méga-mall puise en partie dans le répertoire des parcs à thème dont le modèle est celui conçu par Disney qui n’avait pas caché son intention de l’inscrire dans un projet urbain (Équipe MIT, 2005). L’architecture intérieure des méga-malls joue largement sur le simulacre, ainsi que l’exemplifie l’Europa Boulevard du West Edmonton Mall, conçu à partir des «charmantes rues des vieilles villes européennes» (site internet du West Edmonton Mall, 2022).
Ces méga-malls peuvent être interprétés comme des «hyper-lieux», un type d’espace «qui comporte les caractéristiques d’un lieu, mais en quelque sorte exaspérées par les effets de la mondialisation» (Lussault, 2017: p. 55). La diffusion mondiale du méga-mall s’est traduite par des projets visant la démesure, notamment en Asie, de Dubaï à la Chine. Le plus grand méga-mall est désormais implanté à Dubaï qui communique sur ses caractéristiques incommensurables en devenant, avec ses 1200 boutiques positionnées notamment dans l’univers du luxe, le plus grand shopping mall du Monde en accueillant 100 millions de visiteurs par an (site internet The Dubai Mall, 2022) sur 1.100.000 mètres carrés de surface. Mais se fait jour aussi la contestation d’un modèle dont le déploiement (main d’œuvre immigrée sans droits, usage dispendieux des ressources…) est questionné par un «dialogue éthique» (Lévy, 2021: p. 345) à l’échelle du Monde.
Vincent COËFFÉ et Jean-René MORICE
Bibliographie
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