Saisonnalité
Le terme «saisonnalité» appréhende la répartition dans l’année de la présence des touristes en un lieu ou espace donné. La question a été abordée de manière très efficace par Christophe Terrier (2006) dans son approche par la population présente, analyse menée à l’échelle départementale qui a consisté à mesurer les effectifs habitant pendant un mois donné. Ceux-ci sont obtenus en soustrayant les individus partis et en ajoutant ceux, au contraire, reçus. Toutefois, il ne s’agit pas spécifiquement de tourisme, mais de mobilités.
Une temporalité dictée par les pratiques
La saisonnalité est rythmée par les pratiques mises en œuvre. Ainsi, les lieux touristiques en situation littorale et dans la période contemporaine connaissent une saisonnalité estivale liée au codage social qui associe le bronzage au bain chaud comme arguments du repos ou soin de soi. Cette répartition dans le temps est associée aussi à des destinations privilégiées. Ainsi, les littoraux plus chauds du sud, et singulièrement la Côte d’Azur. Cependant, aux beaux jours du bain froid et de l’esthétique de la peau blanche, avant les années 1920, la saison se déroulait aux printemps et à l’été sur les littoraux septentrionaux (Toulier, 2015) et à l’hiver en Méditerranée. En France, Deauville et Trouville étaient aussi fréquentés que Nice, mais à des saisons différentes.
En haute montagne la fréquentation s’étale sur deux périodes. En hiver les glisses ont la faveur tandis qu’en été, la randonnée et d’autres activités qui engagent le corps, s’associent à la contemplation des paysages et à la découverte. Les régions de plus basse altitude présentent plutôt une animation l’été comme les campagnes touristiques. Avant l’invention du ski et sa diffusion à partir de 1914, la saison privilégiée était l’été dans les massifs, la saison de sports d’hiver apparut seulement dans les années 1860 à Saint-Moritz (MIT, 2005).
Pour les villes, la réalité est plus complexe. Les plus visitées, celles où la fréquentation est soutenue par la présence d’établissements variés, d’un patrimoine monumental accumulé au fil des siècles et de grande dimension, comme d’édifices de la modernité, de manifestations culturelles… accueillent des habitants temporaires pratiquement toute l’année. Mais d’autres, dont la notoriété repose plus sur un évènement phare, présentent une saisonnalité marquée par une pointe de fréquentation en relation avec celui-ci. Ainsi, «Le voyage à Nantes» anime la cité ligérienne en été. D’autres villes ont un profil mixte, comme Strasbourg, où l’affluence s’accentue pendant le célèbre marché de Noël, mais demeure élevée le reste de l’année.
Depuis quelques décennies, l’extension de la période de fréquentation constitue un objectif des politiques publiques dans les lieux affectés par ce qui est perçu comme un déséquilibre. L’allongement de la saison ou le développement des «ailes de saison» sont recherchés ici par la création d’événements, là par l’édification d’un équipement censé animer le lieu pendant la période dite creuse. Les établissements d’accueil de congrès ou de séminaires ont ainsi été convoqués dans les stations balnéaires, ou de montagne. La stratégie repose sur la disponibilité d’hébergements, mais qui ne correspondent pas toujours aux besoins de l’accueil de professionnels en déplacement, et sur la présence d’animations susceptibles de distraire ou d’apporter leur contribution à l’objectif des organisateurs. La réussite dépend de la notoriété et de l’urbanité du lieu. Si Cannes ou Biarritz peuvent prétendre rivaliser avec Paris pour l’accueil de grands événements, d’autres lieux arrivent à modifier la saisonnalité à la marge mais pas à l’effacer. Dès lors, cette dynamique de la « désaisonnalisation » contribue à produire une annualisation de la fréquentation du lieu par des habitants temporaires qui ne sont pas des touristes.
De manière plus contemporaine, la résidentialisation apporte également sa contribution à une relative atténuation des écarts entre les saisons. Ce processus de mobilité résidentielle vers des lieux touristiques, et singulièrement vers ceux qui ont été créés par ce déplacement, au départ temporaire, a été repéré très tôt par Françoise Cribier, d’abord en Floride (1972), puis en France (1984) et en Europe (1993). Il peut être le fait de retraités qui élisent domicile, après la cessation de leur activité, dans la résidence secondaire qu’ils ont acquis pour «vivre au pays des vacances». Certains d’entre eux ne coupent pas les ponts avec le lieu de leur vie active mais organisent des va et vient. Mais également, les lieux proches de métropoles ou aisément accessibles accueillent aussi des actifs en grand nombre dans certaines régions. La population permanente gonfle alors dans des communes qui, de fait, deviennent multifonctionnelles et la prédominance du tourisme peut y être contestée par de nouveaux habitants davantage en recherche de calme. Cet itinéraire de la station à la ville enrichit la typologie des lieux touristiques.
La diversification des rythmes de travail permet aussi des mobilités alternantes entre des espaces que le tourisme a rendus habitables et des métropoles. Philippe Duhamel (1997 et 2001) a montré comment les Baléares fonctionnaient ainsi en relation avec l’Allemagne. La pandémie du Covid qui a mis sur le devant de la scène le télétravail semble relancer des perspectives pour certains lieux touristiques qui déploient des stratégies afin d’accueillir de nouveaux résidents.
Effets de saisonnalité sur les emplois
La saisonnalité a des effets importants sur le fonctionnement des lieux. L’afflux d’habitants implique l’arrivée également en nombre de travailleurs qui éprouvent des difficultés à se loger si leur accueil n’a pas été anticipé, tant de la part des professionnels qui parfois les hébergent, que de la part des acteurs publics. Ce rythme de l’activité n’affecte pas que les employés, des entreprises apparaissent également à la faveur de la saison. Certaines même alternent. Elles ouvrent dans une station littorale l’été, et en montagne pendant l’hiver. Les marchands forains suivent leur clientèle. Ainsi, la densité des marchés est multipliée l’été dans les stations littorales.
À l’échelle du département de la Vendée par exemple, le tourisme a un fort impact économique et social. Il représente 2,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2016, selon une enquête menée en 2017 par «Vendée Expansion» (émanation de la Chambre de commerce et d’industrie locale). Chaque année, des millions de touristes (36,3 millions de nuitées en 2017) fréquentent en effet le département dont la fréquentation est majoritairement concentrée sur les mois de juillet et août (61% de la fréquentation annuelle). 63% de «l’emploi touristique» est en 2016 de type temporaire, c’est-à-dire en CDD, soit 23.398 sur 37.018 emplois salariés (dont les ¾ âgés de 18 à 25 ans). Parmi ces emplois temporaires, près de 4600 contrats de travail sont des CDD d’un à deux mois maximum répartis lors de la période estivale. Les 2/3 des «emplois touristiques» vendéens sont situés sur le littoral.
Les métiers du tourisme en bord de mer par exemple sont, en France, structurés par la durée de la saisonnalité touristique des territoires. Les métiers de service dans le domaine du tourisme sont majoritairement caractérisés par des contrats de travail à durée déterminée en période estivale, dont la durée excède rarement trois à quatre mois entre mai et septembre. Si les tâches et fonctions sont variées au sein de ce secteur professionnel éminemment pluriel, les rémunérations sont d’une part assez hétérogènes (allant du salaire minimum à plus du double du salaire minimum, y compris pourboires et autres gratifications) et elles ne nécessitent pas, d’autre part, de haut niveau de qualification ou de certification diplômante. Les professionnels de l’économie touristique estivale littorale en contrat de travail à durée déterminée (CDD) et en contrat de «saisonniers» peuvent ainsi être embauchés dans la restauration (bars, restaurants) en qualité de serveurs, de plongeurs, etc.; dans l’hôtellerie (hôtels, campings) en qualité d’agents d’accueil, de personnels d’entretien, etc.; dans le domaine des services de loisirs (dans les associations et entreprises dédiées) en qualité d’agents d’accueil, d’animateurs, de moniteurs sportif diplômés d’État, etc. Ils peuvent également occuper des fonctions de surveillants de baignade (en piscine, plan d’eau ou en mer), de vendeurs dans les échoppes et autres magasins de plage, etc. De l’étudiant en «job d’été» au salarié pluriactif qui cumule depuis de nombreuses années «les saisons», du «jeune en insertion» à l’autochtone profitant durant un ou deux étés de la manne économique locale ou au salarié cumulant et alternant chaque année les saisons estivales et hivernales, les profils (âge, sexe, diplôme(s) et qualification(s), expérience(s) professionnelle(s), etc.) sont pour le moins hétérogènes.
Partant, dans le contexte français (Guibert et Réau, 2021), au sein duquel la contraction d’un emploi annualisé à temps plein en contrat à durée indéterminée (CDI) demeure «la forme normale et générale de la relation de travail» selon le Code du travail, qu’est-ce qui «fait tenir» ou non ces saisonniers dont les occupations professionnelles se caractérisent par des contrats à durée déterminée, des conditions de travail parfois « pénibles » (Charvet, Laurioux, Lazuech, 2016), où «les heures ne se comptent pas», où «le rythme de travail est dense» selon les expressions de saisonniers interrogés et où les conditions de travail sont souvent exigeantes? La structure de l’emploi touristique a en effet des conséquences sur les conditions de vie, notamment sur le plan familial lors de l’avancée en âge.
Les saisonniers mettent en avant d’autres dimensions que des nécessités d’ordre économique au sens restreint du terme pour justifier qu’ils occupent ces emplois. La passion et la vie de bohème peuvent constituer un moteur expliquant l’investissement professionnel d’une partie d’entre eux. Ces questions demeurent peu traitées par les sciences sociales au sujet des métiers du tourisme mis à part quelques travaux francophones ces dernières années (en particulier: Réau, 2006, 2009, dans le domaine de l’animation; Dethyre, 2007, concernant le tourisme social; Pinna, 2013, au sujet de l’hôtellerie de «luxe»; Gentil, 2013, au sujet des mobilités géographiques; enfin, concernant le sport Guibert et Slimani, 2011; Rech & Paget, 2012; Guibert, 2012; Sébileau, 2014; Hoibian, 2014; Guillaud, 2017].
Si les intérêts économiques, s’engager par «passion», vivre dans l’insouciance d’une vie de bohème, développer un réseau social et acquérir du prestige symbolique constituent les principales raisons évoquées – avec leurs mots – par les salariés et les saisonniers interrogés expliquant leurs choix professionnels, il n’en demeure pas moins que les trajectoires localisées de ces professionnels se définissent à contre-temps en CDD (pendant les périodes de vacances ordinaires) et à contre-espace (dans des lieux de vacances). Il en résulte des écarts aux normes sociales selon lesquelles le CDI est érigé en règle, en «norme d’emploi» (Méda, 2018), et où les stabilités professionnelles géographique et domestique (être en couple, avoir un ou des enfant(s)) sont socialement valorisées.
Finalement, la multitude de situations rencontrées attestent du fait que le terme « saisonnier » renvoie à des conditions d’exercice des métiers très variées d’une part et des profils sociaux également très divers d’autre part. Les profits escomptés sont différemment appréhendés selon le profil, expliquant en partie les raisons pour lesquelles certains reviendront la saison prochaine et d’autres non. D’année en année, tenir les saisons touristiques participe finalement d’un «desserrement normatif» du salariat au sein duquel s’affirment de nouveaux styles relationnels et liens sociaux.
Et sur les entreprises aussi…
Mais la saisonnalité n’est pas seulement une aventure de «plutôt jeunes adultes» en quête d’une vie de passion, c’est aussi une dimension entrepreneuriale qui se conjugue avec celle des employés d’ailleurs. Il en est ainsi des commerçants forains et de PME et TPE, notamment dans la restauration, qui suivent leurs clientèles ou qui alternent l’hiver à la montagne et l’été au bord de la mer. Ce rythme perturbe parfois les politiques publiques qui cherchent à annualiser leur fonctionnement, et qui ont échoué face à l’incompréhension des professionnels, qui eux estiment travailler tout le temps. De même, pour certain hébergements et notamment les campings, la saisonnalité ne signifie pas l’arrêt total de l’activité. Une partie du personnel travaille à plein temps du 1er janvier au 31 décembre car, une fois les touristes partis, il faut entretenir, repeindre, tailler, commercialiser…
Christophe GUIBERT et Philippe VIOLIER
Bibliographie
- Charvet Marie, Laurioux Fabienne et Lazuech Gilles, 2016, «Quand la pénibilité du travail débarque: Les temps des pêcheurs et de leurs conjointes», Travail et emploi. n°147, p. 53-75, en ligne.
- Cribier Françoise, 1972, «L’installation d’un million de retraités en Floride», Bulletin de l’Association de géographes français. n°397-398, p. 171-187, en ligne.
- Cribier Françoise, 1984, «La retraite au bord de la mer. La fonction d’accueil des retraités des villes touristiques», Bulletin de l’Association de géographes français. n°500-501, p. 133-139, en ligne.
- Cribier Françoise, Dieleman Frans, 1993, «La mobilité résidentielle des retraités en Europe occidentale», Espace, populations, sociétés. p. 445-449, en ligne.
- Dethyre Richard, 2007, Avec les saisonniers. Une expérience de transformation du travail dans le tourisme social. Paris, La Dispute, 253p.
- Duhamel Philippe, 1997, Les résidents étrangers européens à Majorque (Baléares): pour une analyse de la transformation des lieux touristiques, Thèse, Paris VII.
- Duhamel Philippe, 2001, «Palma de Majorque (Baléares): Les facettes d’une commune touristique (1900-2000)», Géocarrefour. vol. 76, n°2, p. 139-143, en ligne.
- Gentil Aurélien, 2013, «Entre ancrages temporaires et mobilités saisonnières : l’installation permanente des travailleurs mobiles du tourisme sur le littoral atlantique», Espace, populations, sociétés. p. 111-124, en ligne.
- Guibert Christophe, 2012, «Les effets de la saisonnalité touristique sur l’emploi des moniteurs de sports nautiques dans le département des Landes», Norois. n°223, p. 77-92, en ligne.
- Guibert Christophe et Slimani Hassen, 2011, Emplois sportifs et saisonnalités. L’économie des activités nautiques: enjeux de cohésion sociale. Paris, L’Harmattan, 241p.
- Guibert Christophe et Réau Bertrand, 2021, «Les travailleurs du tourisme dans la tourmente», L’Économie politique. vol. 91, n°3, p. 36-46, en ligne.
- Guillaud Etienne, 2017, «Faire face au contretemps pour faire son temps», Temporalités. n°25, en ligne.
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- Méda Dominique, 2018, Le travail. Paris, PUF, 128p.
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- Pinna Gabriele, 2013, «Vendre du luxe au rabais: une étude de cas dans l’hôtellerie haut de gamme à Paris», Travail et emploi. n°136, p. 21-34, en ligne.
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- Rech Yohann et Paget Elodie, 2012, «Les temporalités du travail touristique», Socio-logos. n°7, en ligne.
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