Pratiques
Comment rendre compte de la diversité des manières d’être touriste? L’approche classique consiste à décliner différents types de tourisme, mais comme nous le montrons dans la rubrique consacrée à l’entrée dédiée, typologie des tourismes, l’inventaire n’est guère concluant. Une autre approche consiste à distinguer différentes pratiques.
Émergence d’un nouveau concept
Le concept de pratique touristique a été proposé initialement par Pascal Cuvelier (1998) à partir d’une proposition émanant de Kurt Krapf, dont l’ouvrage sur la consommation touristique (1964) précisait que «le tourisme est un exemple typique d’une satisfaction de besoins qui correspond à l’idée que l’on se fait du mode de vie approprié à son standing. Il ne recèle donc pas uniquement des considérations utilitaires, mais contient une grande part d’éléments extra-économiques, donc irrationnels. Pour tenir compte de cette situation, une enquête sur le tourisme doit se hisser en quelques sorte au-dessus des données objectives et des institutions, et s’étendre à la vie sentimentale de l’homme, ainsi qu’au mode de vie choisi par lui» (p. 30-31). Cuvelier s’est également inspiré des travaux réalisés dans le champ de la culture, notamment ceux de Pascal Moati (1993) et Françoise Benhamou (1996 pour la première édition). Il en a proposé une conceptualisation dans le cadre d’une réflexion que certains auteurs appellent le produit touristique.
«Nous définirons le concept de “pratique” comme l’ensemble des actes que l’individu va vivre dans un espace de liberté en cherchant à y mettre du sens et qui lui font sens. Dans cette optique, la consommation de biens et de services, les relations interpersonnelles, les langages symboliques, les valeurs… sont autant d’éléments et de moyens mis à sa disposition pour exprimer son identité. Envisager de parler de “pratique” plutôt que de “consommation” présenterait plusieurs mérites dans le cadre de notre étude. Non seulement, cela permettrait d’insister sur les différentes dimensions constitutives de l’épaisseur du “produit touristique” (une consommation de temps, une consommation rattachée à un univers symbolique…), mais en plus cela intégrerait le fait que, dans l’élaboration de certaines composantes du produit touristique, le degré de participation du touriste peut jouer un rôle non négligeable. Il est d’ailleurs fréquent dans le domaine de la culture et des loisirs de préférer le concept de pratique à celui de consommation (Benhamou, 1996).»
Cuvelier, 1998, p. 89
Les pratiques sont donc ce que «les individus font et le sens qu’ils donnent à ce qu’ils font» (Cuvelier, 1998). Dès lors, ils habitent le monde selon cette grille de lecture. Mais cette proposition n’a pas vraiment été retenue par les économistes.
De l’économie à l’approche géographique du tourisme
Au contraire, elle a contribué à fertiliser la réflexion menée au sein de l’Équipe MIT qui, à la fin des années 1990 propose une approche critique de «la géographie du tourisme». Dans leur ouvrage publié en 2002, ces géographes y ont consacré une partie entière. Après la première partie qui dénonce les lieux communs qu’ils pointent parmi la littérature scientifique consacrée au tourisme, la deuxième, qui précède la troisième dédiée aux lieux, développe cette question des pratiques. Ainsi, ils ont établi une suite logique assez originale pour des spécialistes de l’espace en faisant monter sur la scène les individus et les groupes sociaux avant les lieux. Ils ont proposé de décliner ces pratiques en types : la découverte, le jeu, le repos et la sociabilité.
Pour justifier de la cohérence de cette typologie et le rapport que ces pratiques entretiennent avec le tourisme, l’Équipe MIT (2002) s’est également saisi des travaux de Norbert Élias et Erich Dünning (1994). Ces deux auteurs s’intéressent dans cet ouvrage à la question de l’émergence du sport au sein de la société britannique au moment de la révolution industrielle. Ils questionnent également son rôle dans le processus de civilisation et notamment dans la maîtrise de la violence issue des tensions créées par les rapports sociaux et par la montée des contraintes pesant sur les individus du fait de l’instauration du nouvel ordre.
Après avoir démontré que le sport est bien une pratique née de la révolution industrielle, les auteurs construisent un spectre du loisir qui identifie trois degrés d’activités au sein du temps libre. Le dernier, qui regroupe, «les activités de loisir», dispose de l’efficacité la plus élevée pour permettre un relâchement efficace des individus épuisés par les contraintes sociales et leur développement au sein d’une société de plus en plus sophistiquée. Or, les auteurs insèrent «Voyager pendant les vacances» dans cet ensemble, au sein du troisième degré, le plus efficace. En effet, les vacances constituent un temps libre de longue durée non fractionné, comme les loisirs peuvent l’être dans l’espace quotidien.
Nous avons donc cherché à aller plus loin (Équipe MIT, 2002) en identifiant d’une part ce que les individus font pendant ce temps hors-quotidien, le sens qu’ils donnent à ce qu’ils font, et surtout dans quels lieux ils réalisent leurs projets, question que les sociologues Élias et Dünning ne traitent pas. Dès lors, la fonction des pratiques consiste à favoriser un relâchement relatif des contraintes qui permet aux individus de se reconstruire.
Ce relâchement relatif, tout en contrôlant les désirs, s’accompagne d’une affirmation de soi-même, à travers des pratiques plus ou moins distinctives, en tant qu’acteur conscient (Veblen, 1898). Certaines pratiques présentent ainsi des effets de démonstration, par une consommation ostentatoire mise en exergue par Thorstein Veblen dès la fin du 19e siècle (Veblen, 1899).
Les pratiques fonctionnent en réalité en combinaisons, car la plupart des touristes font un peu de tout (Équipe MIT, 2002 et 2011) en écho avec les travaux de Soh et McAvoy (2006) (Ill. 1). Malgré la multiplicité des combinaisons possibles, il existe une ou plusieurs dominantes, lesquelles dans une approche systémique rendent compte du choix de la, ou des destinations (Mondou et Violier, 2009) (Ill. 2).

Ill. 1. Les pratiques fonctionnent en combinaisons (source: Équipe MIT, 2011).

Ill. 2. Le tourisme comme système: relations entre les pratiques et les espaces (source: Mondou et Violier, 2009)
Benjamin Taunay et Philippe Violier (2015) ont montré, à partir de l’analyse des manières de faire des Chinois que cette dimension peut être qualifiée d’universelle de «touche à tout». Au-delà, cette société se distingue par des relations entre les pratiques et les espaces différentes de celles des occidentaux et par des codes sociaux autres. Dans l’état actuel de la recherche, d’éventuelles distinctions parmi les individus chinois n’apparaissent pas clairement mais il est possible qu’à terme s’affinent des comportements différents au sein de la population.

Ill. 3. Comparaison des pratiques touristiques et des codes sociaux à l’œuvre dans le tourisme entre les occidentaux et les chinois. En rouge: Destination dominante ou intérêt dominant; En vert:
Destination secondaire.
Cette taxonomie des pratiques est opératoire et présente l’avantage par rapport aux prétendus types de tourisme d’être très peu extensive. Une cinquième n’est apparue plus tardivement en relation avec l’accès au tourisme des sociétés d’Asie Orientale: le shopping.
Bibliographie
- Benhamou Françoise, 1996, L’économie de la culture. Paris, La Découverte, coll. «Repères», 128 p.
- Cuvelier Pascal, 1998, Anciennes et nouvelles formes de tourisme: une approche socio-économique. Paris, Éditions L’Harmattan, 256 p.
- Elias Norbert et Dunning Eric, 1994, Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Payot, 396 p.
- Équipe MIT, 2002, Tourisme 1. Lieux communs. Paris, Belin Éditions, 320 p.
- Équipe MIT, 2011, Tourisme 3. La révolution durable. Paris, Belin Éditions, 332 p.
- Krapf Kurt, 1964, La consommation touristique, une contribution à la théorie de la consommation. Aix-en-Provence, Centre d’études du tourisme.
- Moati Philippe, 1993, «Rationalité et marchés des biens culturels», Revue d’économie appliquée. n°4, Paris, p. 23 à 32.
- Mondou Véronique et Violier Philippe, 2009, «Projets, pratiques et lieux touristiques, quelles relations?», Mappemonde. 94-2, 15 p., en ligne.
- Taunay Benjamin et Violier Philippe, 2015, «Un modèle chinois des pratiques touristiques? Analyse des spécificités et des invariants au niveau des pratiques et des lieux fréquentés par les touristes chinois et internationaux en Chine», dans Sacareau Isabelle, Taunay Benjamin et Peyvel Emmanuelle (dir.), La mondialisation du tourisme. Les nouvelles frontières d’une pratique. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. «Espaces et Territoires», p. 99 à 116.
- Veblen Thorstein, 1898, «Why is economic not an evolutionary science», Cambridge Journal of Economics. vol. 12, n°4, juillet, p. 403-414, en ligne.
- Veblen Thorstein, 1899, Théorie de la classe de loisir. Paris, Gallimard [éd. de 1970].
- Violier Philippe, 2017, «Comment les individus habitent-ils touristiquement le Monde?», dans Fagnoni Edith (dir.), Les espaces du tourisme et des loisirs. Paris, Armand Colin, coll. «Horizon», p. 89 à 99.