Hospitalité

L’usage du terme hospitalité connaît une recrudescence au moment où le secteur de l’hôtellerie-restauration cherche à faire évoluer son image en renvoyant l’idée de replacer l’humain au cœur de l’expérience globale qu’il propose à ses hôtes. Au-delà de l’imaginaire riche qu’il évoque, la question est de savoir comment le concept a évolué et ce qu’il définit réellement aujourd’hui, associé au champ du tourisme et des loisirs.

Du concept originel…

L’hospitalité apparaît comme une pratique anthropologique qui, depuis l’Antiquité, s’inspire du caractère sacré de l’hôte pour exprimer une certaine philosophie de l’accueil (Bieltot, 2019).

L’hôte incarne celui qui, venant d’ailleurs, est porteur d’une différence capable d’offrir une médiation entre deux mondes: son monde d’origine et le monde de celui qui l’invite. Dans l’Odyssée, les chants de l’épopée d’Homère décrivent des cérémonies de réception parmi lesquelles tout invité est accueilli a priori et dans l’anonymat. Les rituels d’un don inconditionnel et gratuit (soin, nourriture, plaisir) précèdent la présentation de l’identité et la méfiance qui peut en découler. L’éthique de l’hospitalité se fonde alors sur le parti pris du bénévolat et de la bienveillance offerte sans retour immédiat, orientés vers l’étranger (le lointain, le différent, l’inquiétant, la figure allégorisée du divin ou de l’altérité absolue), non limitée par le respect d’autres règles pré-codifiées (Scherer, 1993). La question du retour peut s’envisager à toute autre échelle que celle de l’ici et maintenant, comme au niveau de l’existence de contreparties symboliques, telles que peut les sous-tendre la logique du don-contre don maussien (Mauss, 1950). Autre ambiguïté révélatrice, la question du qui donne à qui entre l’hôte (celui qui donne l’hospitalité) et l’hôte (celui à qui on donne l’hospitalité), quand donner c’est recevoir, de façon à inverser la redevance symbolique et à euphémiser ainsi la dette.

Cette pratique, devenue institution, relevant d’un devoir moral inspiré d’une loi tacite du cœur (Bieltot, 2019), à mi-chemin entre une vocation humaine et divine de l’hospitalité, offre le bénéfice de transformer le lointain voire l’ennemi (ostis) en invité (hospes), devenu proche (le prochain), et ami sacré. Par le biais de praxis archaïques, de rites et de pactes non comptables, le processus hospitalier de conversion du lointain en proche est reflété par la double connotation du mot hôte désignant aussi bien l’accueillant que l’accueilli, et l’égalité des statuts, traduit par le verbe «hostire» signifiant rendre la pareille, mettre à niveau deux individus égalisés, fondus par la réunion de l’univers extérieur de l’un à l’univers intérieur de l’autre, au profit d’un espace commun, celui de la rencontre ouverte vers l’amitié possible (Bieltot, 2019). En substituant, à la crainte de l’étranger, la joie de l’accueillir, l’hospitalité apparaît avant tout comme une manière heureuse d’exister (Scherer, 1993). Avec l’époque moderne, les règles de l’hospitalité évoluent sous l’influence de l’essor de la marchandisation de l’économie, en lien avec les mobilités intensifiées et la tenue des foires.

L’accueil domestique atteint ses limites face à un flux désormais trop abondant.

De plus, si l’hospitalité paraît un geste élémentaire de la sociabilité, elle nécessite cependant une attitude éthique exigeante quand accorder son hospitalité revient à donner sa confiance à un étranger, c’est-à-dire à un inconnu. Cette posture engage le risque d’être privé de toute sécurité, mais aussi de connaître les infractions de l’intimité qui ne peut être trop souvent, ou systématiquement, exposée (Sarthou-Lajus, 2008; Gotman, 2001).

Ces contraintes expliquent pourquoi la limite temporelle du séjour est de rigueur. La règle des trois jours se diffuse dans de nombreuses cultures à travers le dicton: «Au bout de trois jours, l’hôte comme le poisson commencent à sentir». La bienséance impose certes d’énoncer un «faites comme chez vous» qui, s’il place l’hôte qui reçoit en position basse pour mieux honorer l’invité, rappelle aussi au fond, que précisément, le visiteur n’est pas chez lui.

Trois jours symboliques définissent ainsi les règles d’or pour éviter tout abus: ils déclinent un temps pour accueillir, un temps pour séjourner puis un temps pour partir (Montandon, 2002, 2008).

Pour pallier les limites du volume et du temps, les auberges, puis les relais postaux, les tavernes ou encore les cabarets, puis plus tard les hôtels, instaurent une nouvelle façon de concevoir l’accueil. L’hospitalité évolue pour devenir marchande et organisée hors de la sphère privée, dans des lieux temporairement investis comme «siens».

Soumise à la logique des échanges commerciaux, l’hospitalité au sens premier se perd par la disparition de son intention morale. Elle voit sa générosité immédiate se dissiper au profit, pour les établissements les plus sophistiqués et élitistes, d’une mise en scène de l’accueil courtois et gratifiant qui tient à distance le fondement même du principe d’hospitalité, l’accueil de l’autre, dans un lieu exclusif cultivant l’entre-soi (l’hôtel de luxe). Pour les autres usages en lien avec le «prendre soin», les hôpitaux, les asiles, les hospices assureront le relai public soutenu par l’État social. Efficace, égalitaire, inclusif mais froid, cet autre rapport de l’hospitalité déshumanisée s’organise au prix d’une anonymisation et d’une standardisation des rapports sociaux pourtant fondamentaux, tenant à distance le don et la compassion (Bieltot, 2019).

Ill. 1. L’Hospitalité, par Charlet, Nicolas-Toussaint, graveur, 1830 ( CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris.)

…à son détournement

L’idée d’un lieu d’hébergement construit dans le seul but d’accueillir des invités n’existe pas en Europe avant le 18e siècle, lorsque les progrès technologiques et l’introduction de modes de transport plus rapides et plus fiables rendent les voyages longue distance accessibles à un public plus large, bientôt converti au tourisme par l’avènement des mobilités récréatives (Seydoux, 1984). Avec l’afflux de nombreux étrangers et migrants dans les grandes villes de l’occident, le besoin d’hébergement conduit à l’ouverture des premiers hôtels au sens moderne du terme (grand hôtel, palace, hôtel terminus), tandis que dans les lieux de villégiature s’invente le grand hôtel de station.

Depuis, le secteur dit de l’hôtellerie a connu une croissance et une expansion internationale presque ininterrompues, inscrivant son empreinte dans un écosystème plus vaste, réunissant des acteurs complémentaires et dépendants, tous singularisés par la capacité à fournir une prestation marchande «expérientielle», de plus en plus personnalisée, destinée à réduire la distance physique (pouvoir rapprocher, permettre de vivre sur place), sociale (interagir), culturelle (s’instruire).

La notion de ralliement entre le proche et le lointain, le familier et l’étranger, l’individu et l’altérité renoue avec l’essence de l’hospitalité, quand il s’agit de proposer des concepts de lieux de vie dit de «brassage» et de convivialité où les locaux comme les visiteurs peuvent se côtoyer.

De digression en transgression, l’écosystème en question est devenu par un effet métonymique instruit par le monde universitaire américain (Cornell essentiellement), le secteur autoproclamé de «l’hospitality», réunissant le marché de l’hôtellerie, de la restauration, de l’événementiel et des parcs à thème notamment.

Ce terme fort d’une connotation plaçant l’accueil de l’altérité engagé et convaincu au cœur de sa raison d’être permet d’anoblir et de sublimer des sous-secteurs souvent ternis par la logique de la servitude (Barnu et Hamouche, 2014) appliquée à ceux qui y travaillent. Il évoque également la centralité de l’humain, au sein d’une industrie qui a eu besoin de se détacher d’une standardisation aseptisante et de faire oublier la déshumanisation partiellement enclenchée par la digitalisation. Enfin, son imaginaire fort crée la rupture avec le conservatisme désormais combattu de l’univers des métiers de l’hôtellerie-restauration (peu attractif pour les jeunes générations) dans le renouement avec ses valeurs d’origine, voire leur dépassement. La mise en avant de la bienveillance, de l’expérience partagée, de l’accueil et du service «solaires», de la convivialité, de la curiosité de l’autre, du prendre soin (logique du care) accompagnent le leitmotiv, «être des marchands de bonheur», avec la difficulté sans doute de toujours pouvoir tenir promesse et d’incarner la posture avec sincérité et authenticité (Illouz, 2019).

«The hospitable organization must extend hospitality not only to its guests, but also to its employees, understanding their wants and needs and delivering them in a safe environment, with dignity»

King, 1995, What is hospitality?, p. 232

In fine, l’anglicisme s’abandonne au profit de l’adoption en France du terme «hospitalité» néanmoins calé sur la définition anglo-saxonne, de façon à délimiter les contours, les principes et le sens de tout un écosystème en quête d’une identité sociétale revalorisée et valorisante.

Gwenaëlle GREFE et Dominique PEYRAT-GUILLARD

Bibliographie

  • Barnu Julien et Hamouche Amine, 2014, Industrie du tourisme: le mythe du laquais, Paris, Presses de l’École des Mines, 88p.
  • Bieltot Mathieu, 2019, Hospitalité – De l’éthique individuelle à la pratique collective : la question de l’institution. Liège, Editeur Centre Franco Basaglia, en ligne.
  • Gotman Anne, 2001, Le sens de l’hospitalité – Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre. Paris, PUF, 544p.
  • Illouz Eva (dir.), 2019, Les marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme. Paris, Premier Parallèle, préf. Axel Honneth, trad. Frédéric Joly, 417 p.
  • King Carol A., 1995, «What is hospitality?», International Journal of Hospitality Management. vol. 14, n°3/4, p. 219-234, en ligne.
  • Mauss Marcel, 1950, Sociologie et anthropologie. Paris, PUF, introduction de Claude Levi-Strauss. Chapitre 2 : «Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques».
  • Montandon Alain, 2002, Désirs d’hospitalité. De Homère à Kafka. Paris, PUF, collection «Littératures européennes», 274p.
  • Montandon Alain, 2008, «L’hospitalité», Études. t. 408, p. 516-527, en ligne.
  • Sarthou-Lajus Nathalie, 2008, «L’hospitalité», Études. t. 408, p. 516-527, en ligne.
  • Schérer René, 1993, Zeus hospitalier. Éloge de l’hospitalité. Éd. de la Table ronde, 2005 (1993), 288p.
  • Seydoux José, 1984, Accueil d’aujourd’hui et de demain. Denges, Éditions Delta et Spes.