Hill’s station
Forme d’adaptation coloniale et tropicale de la villégiature climatique répandue en Europe au début du 19e siècle, les hill’s stations sont des stations touristiques d’altitude, créées initialement ex nihilo dans les moyennes montagnes de l’Empire britannique des Indes (Oooty, 1818, Mussoorie, 1820, Simla, 1825, Darjeeling, 1834). Elles ont servi de modèle à d’autres implantations coloniales européennes principalement en Asie (Spencer et Thomas, 1948; Robinson, 1972; Jennings, 2009; Villemagne, 2009; Demay, 2011; Peyvel, 2016), et secondairement en Afrique et au Brésil. Elles incarnent un moment particulier de l’histoire de la construction des lieux touristiques dans le monde et une forme originale de station du fait de leur localisation, de leur implantation spatiale et de leur origine coloniale. Lieux de cure et de repos pour les colons et leurs familles, leur dimension touristique s’est accrue au cours du 19e siècle pour devenir, après les Indépendances et surtout à partir des années 1980, les lieux privilégiés du tourisme domestique des pays concernés, alors qu’elles demeurent encore largement méconnues du tourisme international.
Les premières hill’s stations ont été édifiéées entre 1820 et 1840 par des médecins, des militaires et des administrateurs coloniaux britanniques sur les contreforts de l’Himalaya indien et dans les moyennes montagnes des Ghâts occidentaux. Fondée sur la recherche sous les tropiques de conditions climatiques plus salubres qu’en plaine, cette forme de villégiature estivale d’altitude renouait avec une ancienne tradition des souverains musulmans du Cachemire (Landy, 1993).
De la fonction sanitaire et militaire à la fonction touristique
Mais elle apparaît également comme une innovation coloniale. En effet, quelques décennies avant l’apparition des premiers sanatoriums dans les Alpes destinés à lutter contre la tuberculose (Reichler, 2004; Vaj, 2005), elles ont été créées ex-nihilo pour accueillir les soldats blessés et les malades de la malaria et du choléra.
À cet impératif sanitaire s’ajoutaient des visées plus stratégiques : surveiller les frontières de l’Empire en cours de constitution et contrôler les régions tribales. En témoignent leur localisation sur des lignes de crêtes aux alentours de 2000 mètres d’altitude, et le couplage systématique d’un cantonnement militaire à un sanatorium.
Une fois leur sécurité assurée après la Grande Mutinerie de 1857, les hill’s stations ont perdu progressivement leur fonction sanitaire au profit d’une fonction recréative, en attirant par leur fraîcheur les résidents des colonies soucieux d’échapper à la chaleur des plaines et de se distraire en société. Les Européens ont retrouvé en effet, en altitude, un milieu tempéré et un environnement, qu’ils ont redessiné pour en faire «a home away from home» (Kennedy, 1996).
Leurs villas, au milieu des plantations de thé et des vergers d’arbres fruitiers, introduits par les colons, ont pris la forme de chalets, de cottages ou de petits manoirs qui rappellent la Suisse ou l’Angleterre. Leurs équipements (clubs, cercles de jeux, théâtres, terrains de golf et hippodromes) et leurs loisirs ( bals, jeux, spectacles, parties de chasse, pique-nique, canotage sur les lacs et excursions vers les sites naturels voisins, ou vers les villages des minorités ethniques) n’avaient alors rien à envier aux stations balnéaires européennes. Mussoorie était d’ailleurs qualifiée de Ramsgate de l’Himalaya et Simla souvent comparée à Brighton (ibidem).
Dans la seconde moitié du 19e siècle, leur fréquentation s’est popularisée avec l’ouverture d’hôtels et de pensions de famille destinés aux colons plus modestes et aux touristes venus de métropole, profitant de l’ouverture du canal de Suez et de l’extension du réseau ferré pour visiter en nombre les colonies.
Une autre spécificité des hill’s stations est l’adjonction précoce à la fonction touristique de fonctions administratives et éducatives. De nombreux pensionnats destinés à former les futures élites coloniales y ont été ouverts (Kanwar 1984, Kennedy, 1996). Ils accueillent toujours aujourd’hui les enfants des élites économiques et politiques de l’Inde indépendante. De nombreux services administratifs y ont été également délocalisés à la même époque. Les membres du gouvernement des provinces en poste dans les villes y séjournaient l’été pendant la mousson, entraînant un dédoublement saisonnier et spatial des lieux du pouvoir colonial. Simla est même proclamée capitale d’été de l’Empire en 1903 (Kanwar, 1984). Une centralité politique de nature similaire s’observe de même à Java pour Bogor, capitale d’été du gouvernement des Indes néerlandaises.
Les hill’s stations ont enfin été des lieux d’expérimentation agronomique (thé, quinine) et d’acclimatation de fruits, de légumes (fraises et artichauts de Dalat) ou de développement de l’horticulture. Cette dernière est aujourd’hui une des attractions touristiques majeures de la ville de Dalat (visite des serres, Festival annuel des fleurs).
Une déclinaison tropicale et coloniale de la station de montagne
Les hill’s stations se définissent comme de véritables stations, c’est-à-dire des lieux créés ex nihilo par et pour les touristes en vue de leur recréation. Elles en portent tous les attributs: promenades aménagées, hôtels, équipements de loisirs, parcs ou jardins.
Elles présentent cependant des spécificités morphologiques liées au contexte colonial et à leur localisation montagnarde dans des régions forestières peu peuplées, qui guide leur organisation spatiale: sur les collines les plus hautes ont été construits les sanatoriums ainsi que des observatoires. Ces points hauts sont reliés par des lignes de crêtes, dont les pentes portent les premières villas et hôtels construits. Elles offrent un large panorama sur les deux versants, qui a été rapidement mis en valeur par la construction d’une promenade. S’en détache une route à fonction utilitaire qui dessert le bas de la station permettant d’y acheminer les visiteurs et les marchandises (Ill. 1).
Enfin, quand la topographie le permet, un terrain de jeu et de parade militaire vient compléter le dispositif. Quant aux villas, elles se dispersent au milieu de vastes propriétés boisées, de part et d’autre des crêtes et des versants (Ill. 2).
Le modèle de la hill’s station, conçu initialement en Inde, se diffuse d’abord dans le reste de l’Empire britannique (Nuwara Eliya à Ceylan, Penang Hill et Cameron Hill en Malaisie), puis dans les autres empires coloniaux. Les Français créent Dalat en 1900 sur le plateau de Lâm Viên à 1500 mètres d’altitude, ainsi que Sa Pa et Tam Dao dans les «Alpes tonkinoises». En Afrique, ils fondent Labbé au Fouta Djalon et Antsirabé surnommée la Vichy malgache à Madagascar, imités par les Allemands à la fin du 19e siècle à Dschang sur le plateau bamiléké et à Buéa à 1000 mètres sur les flancs du Mont Cameroun. Les Américains fondent aux Philippines en 1903 la prestigieuse station de Baguio à 1500 mètres d’altitude, tout au nord de l’île de Luçon.
Au Japon, la présence de résidents britanniques et états-uniens favorise le développement à partir de la fin des années 1880 de la station de Karuizawa dans le département de Nagano, de même qu’en Chine, la station de Moganshan au nord de Hangzhou. En Amérique latine, un mouvement comparable s’observe précocement au Brésil après l’Indépendance, avec la création en 1834 par décret impérial de Petrópolis, station située vers 1000 mètres d’altitude à 60 km de Rio de Janeiro, pour devenir la résidence d’été de l’empereur Dom Pedro II. La station a abrité, à partir de 1944, un des plus grands et luxueux hôtel-casino d’Amérique, le Palàcio Quitandinha, vendu depuis en appartements et dernier lieu de résidence de l’écrivain Stefan Zweig.
Des hauts lieux du tourisme domestique contemporain
Si certaines de ces stations ont périclité avec les guerres d’indépendance et les conflits ou difficultés économiques qui ont suivi, la plupart se sont progressivement affirmées comme des hauts lieux du tourisme domestique, en particulier en Inde, au Vietnam, en Malaisie, en Indonésie et aux Philippines. Les élites politiques et économiques des nouveaux états indépendants n’ont jamais cessé de les fréquenter, faisant des anciennes villas coloniales leur résidences secondaires et continuant à y envoyer leurs enfants en pension.
Mais c’est surtout à partir des années 1980, que leur fréquentation explose avec l’essor du tourisme domestique porté par l’émergence des classes moyennes, avides de loisirs (Sacareau, 2011). Ces dernières ont fait des hill’s stations leurs destinations privilégiées qu’elles fréquentent de préférence en été durant la saison des pluies (Ill. 3). Elles constituent en effet pour ces touristes domestiques un fort différentiel d’altérité, de par leur fraîcheur, leur végétation et leur architecture exotique. La fréquentation des touristes domestiques qui se compte par centaines de milliers, voire par millions de touristes, écrase largement celle des touristes internationaux beaucoup plus confidentielle et limitée le plus souvent à un tourisme du souvenir de la part des descendants des anciens colons (6 millions de touristes vietnamiens à Dalat en 2018 contre 485.000 touristes internationaux internationaux; environ 6 millions de touristes indiens également, à Darjeeling contre seulement 30.000 touristes internationaux!).
Pour les touristes indiens qui n’ont pas les moyens de se rendre en Europe, les hill’s stations de l’Himalaya constituent une sorte de Suisse de substitution, qui sert fréquemment de décor aux nombreux et très populaires films produits par les studios de cinéma de Bollywood. Ces films ont fait entrer ce type de paysage dans leur imaginaire touristique et jouent un rôle certain dans la popularisation des destinations himalayennes auprès des jeunes couples en lune de miel.
Ce type de voyage est d’ailleurs un des principaux motifs de déplacements touristiques invoqués dans les hill’s stations. «N’ayant pas peur de rouler deux jours pour une seule journée de villégiature, on y part entassé dans une voiture ou en car, pour des promenades dans le vert des prairies, des plantations de thé et des forêts, pour du canotage sur un lac, des pique-niques (très populaires en Inde) ou une romantique lune de miel, sans avoir peur de la foule qui se presse en pleine saison, sans trop craindre non plus la forte dégradation des lieux (pollution des eaux) liées à des infrastructures qui ne sont plus adaptées à leur fréquentation. Là sont les lieux de tournage pour des comédies musicales sentimentales produites à “Bollywood” (Bombay) ou Madras : et quelle meilleure publicité pour une station que de se voir à l’écran, comme arrière-plan d’une scène chantée de cache-cache amoureux?» (Landy, 1993: p. 99). Il en est de même de Dalat, «paradis des lunes de miel», «ville des fleurs» et destination de choix des voyages de noces au Vietnam.
La croissance du tourisme a été un puissant facteur de transformation des hill’s stations en contribuant à leur croissance démographique et en leur conférant un caractère de plus en plus urbain. Certaines ont renforcé leurs fonctions administratives en devenant des capitales d’état ou de régions et des centres universitaires (Simla, Dalat). Elles sont capables de polariser les espaces périphériques et d’y diffuser le tourisme et son urbanité. Elles illustrent ainsi une des évolutions possibles des lieux touristiques, à savoir le passage de la station à la ville touristique et le rôle du tourisme dans l’insertion précoce de ces territoires montagnards à la mondialisation.
Bibliographie
- Baker Kathleen, 2009, The changing Tourist Gaze in India’s Hill Stations from the Early Nineteenth Century to the Present. Department of Geography, King’s College, London Paper 25.
- Demay Aline, 2011, Tourisme et colonisation en Indochine 1898-1939. Thèse de géographie et d’histoire des Universités de Paris 1-Panthéon Sorbonne et de l’Université de Montréal, 304 p.
- Jennings Eric T., 2011, À la cure les coloniaux! Thermalisme et climatisme et colonisation française (1830-1962). Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 256 p.
- Jennings Eric T, 2013, La ville de l’éternel printemps. Comment Dalat a permis l’Indochine française. Paris, Payot, 448 p.
- Kanwar Pamela, 1984, «The Changing Profile of the Summer Capital of British India: Simla, 1864-1947», Modern Asian Studies. vol. 18, n°2, p. 215-236.
- Kennedy Dane, 1996, The Magic Mountains: Hill Stations and the British Raj. Berkeley, University of California Press, 264 p.
- Kenny Judith D., 1995, «Climate, Race and Imperial Authority: the Symbolic Landscape of the British Hill’s stations in India», Annals of the Association of American Geographers. vol 85, n°4, p. 694-714.
- Landy Frédéric, 1993, «Le tourisme en Inde ou l’exotisme sans le vouloir», L’Information Géographique. 57, p. 92-102.
- Peyvel Emmanuelle, 2016, L’invitation au voyage. Géographie postcoloniale du tourisme domestique au Vietnam. Paris, ENS éditions, 271 p.
- Reichler Claude, 2005, «Le bon air des Alpes, entre histoire culturelle et géographie des représentations. Présentation», Revue de Géographie Alpine. 2005, tome 1, p. 9-20.
- Robinson G.W.S., 1972, «The Recreation Geography of South Asia», Geographical Review. vol.62, n°4, 1972, p. 561-572.
- Sacareau Isabelle, 2013, «Tourisme et colonisation : le cas des hill’s stations himalayennes de l’Empire britannique des Indes (Darjeeling, Simla, Mussoorie, Nainital)», dans Lorin Amaury et Taraud Christelle (dir.), Nouvelle histoire des colonisations européennes (XIXe –XXe siècles), sociétés, cultures, politiques. Paris, PUF, coll. «Le nœud Gordien», p. 91-102.
- Sacareau Isabelle, 2011, «La diffusion du tourisme dans les sociétés non occidentales, entre imitation et hybridation, l’exemple de la fréquentation de la montagne himalayenne par les touristes indiens», dans Duhamel Philippe et Kadri Boualem, Tourisme et mondialisation, Mondes du Tourisme. hors-série, septembre, p. 310-317.
- Spencer Joseph E. et Thomas William L., 1948, «The Hill Stations and Summer Resorts of the Orient», Geographical Review. vol. 38, n°4, p.637-651.
- Thi Lan Huong Truong et Derioz Pierre, 2020, «La place des espaces ruraux périphériques dans la construction par et pour le tourisme de l’identité de la région de Dalat (Vietnam)», Vi@tourisme. en ligne.
- Vaj Daniela, «La géographie médicale et l’immunité phtisique des altitudes : aux sources d’une hypothèse thérapeutique», Revue de Géographie Alpine. n°1, 2005, p. 9-20, en ligne.
- Villemagne C., 2009, «Stations balnéaires et stations d’altitude, deux formes de tourisme colonial en Indochine. Les sites de Doson, Sapa et Dalat», dans Zytnicki Colette et Kazdaghli Habib (dir.), Le tourisme dans l’Empire français, politiques, pratiques et imaginaires (XIXe -XXe siècles). Publications de la Société Française d’Histoire d’Outre-mer, p. 216-234.