Deauville (histoire de)

En parallèle à une activité balnéaire qui se propage en Europe et en Amérique du Nord au cours du 19e siècle, des promoteurs immobiliers comprennent qu’il est possible de faire de l’argent en structurant le phénomène: il suffit de créer de nouvelles stations balnéaires. Dans la seconde moitié du 19e siècle, ce développement est plus bourgeois, moins aristocratique que le développement balnéaire précédent. Deauville est l’une de ces stations balnéaires.

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La Plage de Deauville, par Eugène Boudin, 1864, huile sur toile, 46 x 37 cm (coll. The Cleveland Museum of Art)

Une opération immobilière privée née d’une opportunité foncière

La station balnéaire de Deauville est une création ex nihilo: les terrains où elle est située sont, à l’origine, des marécages. Le docteur Joseph Olliffe s’associe au banquier Pierre-Armand Donon et, sous la protection du duc de Morny, ils créent la station de Deauville en 1859 pour concurrencer la station voisine de Trouville.

Le docteur Olliffe, médecin de l’ambassade d’Angleterre, bien introduit dans les milieux politiques et financiers parisiens, est, selon la rumeur, médecin personnel du duc de Morny, président du corps législatif et demi-frère de l’empereur Napoléon III. Disposant d’une importante fortune depuis son mariage, ce propriétaire d’une villa et de l’Hôtel de Paris à Trouville connaît la région depuis les années 1840.

Avec Pierre-Armand Donon, dont l’influence ne cesse de croître depuis le Second Empire et qui a déjà participé à des projets conduits par le duc de Morny, et le duc de Morny (qui n’apparaît pas explicitement dans l’opération immobilière, comme à son habitude), il fonde une société en participation afin d’acquérir en août 1859 les terrains marécageux dont la petite commune rurale de Deauville, qui compte alors une centaine d’habitants installés sur le flanc nord-est du mont Casiny, vient d’être pleinement reconnue propriétaire par un arrêt de la Cour de Cassation quelques mois plus tôt.

La création de Deauville se déroule donc dans la phase d’intensification du partage et des ventes des communaux, qui intervient en France au milieu du 19e siècle et qui donne lieu à de fortes contestations pour savoir qui en est le légitime propriétaire (Vivier, 1998). Elle est caractéristique de la mise en tourisme par des acteurs privés d’une partie du littoral français qui bénéficie de cette libération du foncier jusqu’alors collectif.

L’objectif initial de l’opération immobilière est la création d’un bassin à flot à l’emplacement des marais, afin d’agrandir le port de Trouville et de concurrencer les ports anglais. Mais survient rapidement l’idée de créer une ville autant tournée vers le commerce que vers les loisirs. Conçue comme la rivale touristique de Baden-Baden, Deauville doit être à la fois port de mer et station de bain. Le lotissement balnéaire s’attache les services de l’architecte Desle-François Breney, qui en deviendra maire de 1861 à 1876, et de deux entrepreneurs de travaux publics, les beaux-frères Mauger et Castor, spécialistes des opérations de drainage.

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Plan de Deauville et Trouville par Georges Peltier, 1924 (coll. BNF)

Le plan général de Deauville de 1859 présente une ville conçue autour de deux espaces: le premier, destiné à la vie balnéaire et aux loisirs, est construit autour d’un plan à damier suivant la disposition du front de mer entre la digue promenade (dite la «Terrasse») et la grande avenue; le second, dévolu aux activités économiques et commerciales, est organisé sur les bords de la Touques, avec un avant-port, deux bassins en eau et des espaces pour les futurs équipements ferroviaires. Finalement, seul un bassin à flot est construit, entre 1862 et 1866. La gare de Trouville, inaugurée en 1863, permet d’amener les voyageurs jusqu’à la nouvelle station balnéaire.

«Vous qui cherchez une bonne opération, reposant sur des bases solides, avec la certitude de ne pas perdre vos capitaux, je vais vous indiquer une affaire unique […]. Apprenez qu’il existe entre Pont-l’Evêque, Trouville et le vieux Deauville un espace plane, ayant 16 kilomètres de longueur, 4 kilomètres de largeur, parfaitement placé entre deux collines, un peu marécageux, arrosé par une petite rivière, la Touques, que la marée fait souvent déborder et dont une partie est envahie par les sables, traversé dans toute sa longueur par le chemin de fer de l’ouest […]. La situation est admirable.»

Guide-annuaire à Trouville-Deauville et aux environs, 1866

Des promoteurs dans l’orbite du pouvoir du Second Empire

La station veut attirer tout ce qui compte à Paris et de nombreux équipements sont édifiés: ainsi en 1864, un hippodrome, un casino, des cabines de bains sur la plage. L’histoire de la station est intimement liée au développement de la pratique hippique, dont le duc de Morny est un promoteur en France. L’hippodrome couvre à lui seul 65 des 357 hectares que compte la ville. Une Société des courses de Deauville, avec pour président le duc de Morny, est créée au moment de l’inauguration de l’hippodrome. La station balnéaire devient le débouché commercial de la filière d’élevage des chevaux (dynamique en Pays d’Auge) avec des ventes qui se déroulent au cours du mois d’août; les transactions deviennent régulières tardivement toutefois, à partir de 1887. Le Cercle de Deauville est créé en 1873 afin d’accueillir les propriétaires d’écuries de course et de leur offrir les commodités et les agréments qu’ils prisent dans les cercles parisiens.

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Hippodrome de Deauville, arrivée d’une course par l’Agence Rol, 1919 (coll. BNF)

Les différents participants à l’opération immobilière investissent personnellement dans l’achat de parcelles ou dans la construction de villas: le duc de Morny pour sa villa Sergeevna et deux immenses parcelles à l’arrière; Charles Laffitte, principal actionnaire de la Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest qui a œuvré pour la prolongation de la ligne ferroviaire de Lisieux à Trouville, pour des terrains à proximité du casino; le préfet de police de Paris Symphor Boittelle pour des villas qu’il revend avec profit; Breney, Mauger et Castor pour des villas…

Durant les premières années de l’existence de Deauville, quasiment tous les propriétaires appartiennent au groupe de financiers proche du duc de Morny ou aux entrepreneurs et architectes développeurs du projet. Une société anonyme des terrains, docks et embellissement de Deauville, contrôlée par le groupe fondateur, est constituée en décembre 1863 pour commercialiser les terrains qui sont restés invendus, soit 340.000 m².

La mort du duc de Morny, en 1865, entraîne la disparition du soutien politique. Le projet d’un agrandissement du bassin à flot par le gouvernement n’aboutit pas. Les différentes sociétés sont liquidées en 1867 et 1872. Les promoteurs récupèrent alors la plus grande partie des terrains restés invendus. Le Second Empire terminé, la station de Deauville tombe en disgrâce.

Une relation complexe avec sa voisine et rivale Trouville

Le casino est démoli en 1895 et la municipalité préfère partager les bénéfices du casino de Trouville avec sa voisine et rivale dont elle est seulement séparée par la Touques. Deauville est ainsi endormie par la «Reine des plages», surnom donné à Trouville-sur-Mer.

«Qui donc galvanisera cet élégant cadavre et lui rendra la vie? Deauville attend-elle un second Morny et, comme la Belle au Bois Dormant, se réveillera-t-elle à sa voix?»

Bertall, Les plages de France, 1880

À la fin du 19e siècle, Trouville est confronté à un problème: le front de mer est entièrement urbanisé, il n’y a plus de place libre pour construire de nouvelles villas. À cela s’ajoute un réveil des acteurs deauvillais, qui voient d’un mauvais œil la concurrence hippique de Longchamp. Les nouvelles dispositions relatives à l’exploitation du casino à Trouville en 1910, sur fonds de difficultés financières locales, mécontentent les élus de Deauville, qui jugent alors caduc l’accord sur le monopole des jeux au profit du casino existant. Le comte Le Marois, propriétaire d’une écurie de course et président de la Société des courses de Deauville, propose une solution: édifier un casino dans la station, alors que Trouville vient de construire l’un des plus grands casinos de France à l’époque.

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Le casino de Deauville par l’Agence Rol, 1912 (coll. BNF)

Le renouveau de Deauville et les «Années Folles balnéaires»

En 1912, Deauville inaugure son casino, en pierre blanche, dessiné par l’architecte Georges Wybo dans un style inspiré du Petit Trianon. Le casinotier Eugène Cornuché, qui a perdu la concession des jeux à Trouville, est installé: bien introduit dans le monde et le demi-monde, il a l’avantage d’être connu des joueurs. L’entrepreneur participe à la communication de la destination, en inventant le nom de «Côte fleurie». La station attire de nouveau: les Henri Rothschild, Pierre d’Arenberg, grâce au casino; les Coco Chanel, Yvonne Printemps, Pierre Fresnay, grâce à la présence de ces riches personnalités…

Les services se perfectionnent. Les deux grands hôtels de luxe, le Normandy (1912) et le Royal (1913), datent de cette période. À la place d’anciens terrains sablonneux apportés par la mer dans les années 1870, la Terrasse devient une grande pelouse fleurie, au bord de laquelle se trouve le boulevard littoral et, parmi les villas, trois grands bâtiments illuminés: les deux palaces et le casino. Une succession de boutiques de luxe et un café, «La Potinière», dans un pastiche normand, sont construits à proximité. Tennis et piscine d’eau de mer à l’américaine sont installés sur la plage. La Comédie française, l’Opéra de Paris et les Ballets russes sont invités à se produire dans la station.

Le style architectural néo-normand se généralise dans les constructions. La Grande Guerre réduit la fièvre de construction mais elle ne l’annihile pas. Le casino est réquisitionné comme hôpital complémentaire au début de la guerre mais il rouvre, sans les jeux d’argent, pour les saisons 1917 et 1918.

Avec les Années folles, la notoriété de Deauville devient internationale. Remplaçant les vétustes cabines en bois, un nouvel établissement de bains, qualifiés de «bains pompéiens», est réalisé en 1921, à l’issue d’un concours d’architectes: il comprend boutiques, bains de vapeur, café-bar et 250 cabines, formes pures du béton s’associant à la polychromie des mosaïques. Les planches sont, quant à elles, installées en 1923 sur plus de 600 mètres.

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Les bains turcs à Deauville par l’Agence Rol, 1926 (coll. BNF)

Ceux qui réclament un convoi de luxe pour faire le trajet Paris-Deauville ont droit au Train Bleu à partir de 1923. Quatre ans plus tard, le casinotier François André inaugure un Pullmann-Deauville Express, uniquement composé de salons et wagons-restaurants. Un parcours de golf de sept kilomètres, dominé par l’imposant Hôtel du Golf, est tracé par l’Anglais Simpson à la fin des années 1920. En 1930, un aérodrome et un bassin à flot conçu pour recevoir les yachts permettent d’accueillir encore plus de visiteurs britanniques. Les plus luxueux yachts fréquentent la station, à l’image du Crusader de l’Américain Macombert et du Cutty Stark du duc de Westminster, qui manœuvrent difficilement dans le bassin en raison de leur longueur.

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Plan général de Deauville, édité par le Syndicat d’initiatives en 1929 (coll. BNF)

Avec le tracé d’un nouvel hippodrome, situé sur la commune de Clairefontaine, Deauville devient la capitale française du cheval. Au cours des années 1920, les records de vente pour les yearlings ne cessent d’y être battus. Les familles arrivent vers le 14 juillet et repartent le lendemain du Grand Prix de Deauville, traditionnellement couru le dernier dimanche d’août. Tout est fait pour attirer les plus fashionables des touristes.

La crise de 1929 et la transformation de Deauville en station parisienne de villégiature

La crise de 1929 bouleverse néanmoins les ambitions de la station, qui subit aussi la concurrence de Trouville, réveillé par l’industriel Fernand Moureaux (inventeur de la Suze). En 1932, c’est la fin des «Années Folles balnéaires» et, à nouveau, un certain endormissement. En 1947, le guide touristique Alix indique, dans son court texte, qu’«on annonce pour cette année un réveil sensationnel» mais la station, qui a été relativement préservée durant la guerre, ne retrouve pas de second souffle.

À l’instar des beaux quartiers parisiens, l’éclatement du marché immobilier conduit à une grande diversification sociologique des habitants. Une à une, les villas datant d’avant la Première Guerre mondiale sont achetées par des promoteurs et disparaissent au profit d’immeubles collectifs contenant des appartements confortables, voire luxueux. Deauville devient une ville de week-end, au point que l’on parle volontiers de XXIe arrondissement de Paris (expression attribuée à Jean Cocteau).

Festival de cinéma et tourisme d’affaires pour retrouver l’attrait international

En devenant maire en 1962 du lieu où villégiaturaient ses parents, Michel d’Ornano s’attache à «réveiller» Deauville. Profitant du désenclavement routier promu par la multiplication des autoroutes dans l’après-guerre, il s’implique dans l’achèvement des travaux de l’autoroute de Normandie (A13) et la construction d’une bretelle de raccordement à Deauville. La résidentialisation de la station balnéaire s’accélère, à l’image de ce qui survient sur les littoraux français à la même époque (Talandier, 2015), mais la construction importante et continuelle de résidence secondaires et de logements occasionnels fait que le taux de résidences secondaires reste élevé (environ 70% du parc immobilier en 2017).

Festival du film américain

Festival du film américain en septembre 1991, séance photo avec Sharon Stone (Source : Roland Godefroy, Commons Wikimedia, licence Creative Commons Attribution 3.0)

Un festival du cinéma américain est fondé en 1975. Quand Michel d’Ornano abandonne la mairie de Deauville pour se présenter aux élections municipales de Paris en 1977, sa femme Anne d’Ornano lui succède. Elle conduit notamment la construction du Centre international de Deauville, palais des congrès situé en face du casino et inauguré en 1992 à l’occasion du 18e Festival du cinéma américain. La station peut ainsi développer le tourisme d’affaires et les festivals (Festival du film asiatique depuis 1999, Omnivore Food Festival depuis 2008…).

Johan VINCENT

Bibliographie

  • Bains de mer et thermalisme en Normandie, Annales de Normandie, 2002, 278 p.
  • Biquet François, 2016, «Le duc de Morny et le port de commerce de Trouville-Deauville», Annales de Normandie, t.66, n°2, juillet-décembre, p. 73-92.
  • Culot Maurice et Mignot Claude (dir.), 1992, Trouville-Deauville, société et architectures balnéaires 1910-1940, Paris, Norma, 191 p.
  • Hébert Didier, 2005, «Deauville: création et développement urbain», In Situ, n°6, en ligne.
  • Julien Maxime, 2008, «Deauville au temps des Années Folles: une ville balnéaire et le cheval», dans Perret-Gentil Yves, Lottin Alain et Poussou Jean-Pierre (dir.), Les villes balnéaires d’Europe occidentale, du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, PUPS, coll. «Histoire maritime», p. 261-277.
  • Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, 1994, «L’aristocratie et la bourgeoisie au bord de la mer: la dynamique urbaine de Deauville», Genèses, n°16, juin, p. 69-93.
  • Talandier Magali, 2015,  Circulation et renouvellement des codes et des pratiques balnéaires», dans Duhamel Philippe, Talandier Magali et Toulier Bernard (dir.), Le balnéaire, de la Manche au Monde, Rennes, PUR, coll. «Art et société», p. 177-188.
  • Vivier Nadine, 1998, Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 352 p.