Bruner Edward

Edward Bruner est un anthropologue américain né à New York le 28 septembre 1924 et mort à Urbana (Illinois) le 7 août 2020. Après avoir commencé ses études à l’Ohio State University, il poursuit ses recherches doctorales à l’Université de Chicago où il suit notamment les cours de Robert Redfield et Sol Tax. Après avoir brièvement remplacé Alfred Kroeber à Yale, il devient enseignant à l’Université d’Illinois où il finira sa carrière. La particularité du travail de Bruner en anthropologie du tourisme, champ pour lequel il est l’un des auteurs les plus cités depuis les années 1990, vient du fait qu’il s’y intéresse tardivement, à la fin des années 1980, alors qu’il est proche de la retraite académique. La contribution de Bruner à la compréhension du tourisme est mondialement reconnue en dépit du fait qu’il n’ait publié qu’une douzaine d’articles, rassemblés pour la plupart dans Culture on Tour (2005), son grand livre sur le tourisme.

Carrière

L’anthropologie de Bruner se développe autour d’une perception constructiviste de la culture qui s’écarte de tout essentialisme. Elle peut se résumer à un slogan: «nous entrons tous dans la société par le milieu, et la culture est toujours en train de se créer» («We all enter society in the middle, and culture is always in process»; Bruner, 1994). Pour lui, la culture n’est jamais un ensemble fixe, il n’est possible ni de la conserver ni de la détruire, elle est toujours émergente.

Portrait d'Edward Bruner Bruner en février 2005

Ill. 1. Portrait d’Edward Bruner en février 2005 (Source : page Wikipedia Edward Bruner, licence CC BY-SA 4.0)

Cette perception, Bruner (Ill. 1) l’a construite dès son doctorat alors qu’il mène ses recherches auprès des Mandan-Hidasta, tribu amérindienne vivant dans une réserve du Dakota du Nord (Bruner, 1954). Ce qu’il observe alors le pousse à s’élever contre le concept d’acculturation que l’un de ses mentors, Robert Redflied, avait placé au centre du programme de l’anthropologie américaine.

En effet, Bruner se refuse à parler d’acculturation puisque son ethnographie révèle que, loin de remplacer une culture par une autre, les Mandan-Hidasta font coexister les manières indiennes et blanches (white/indian ways). Bruner, dans un souci ethnographique qu’il conservera dans son approche du tourisme, clame la nécessité d’observer ce qu’il se passe à l’échelle individuelle puisque c’est là que se font les choix d’utiliser tel ou tel code culturel. Bruner retrouve cette manière dont, dans des situations de rencontres interculturelles, les individus composent avec une variété d’attributs culturels selon le contexte, lors de son terrain suivant auprès des Batuk en Indonésie, anciens ruraux devenus récemment urbains (Bruner, 1961).

De ces deux premières enquêtes ethnographiques, Bruner va conserver un intérêt marqué pour les zones-frontières qui, pour lui, constituent l’espace dans lequel la culture émerge. Lorsque, plusieurs années plus tard, il commencera à s’intéresser au tourisme, Bruner continuera d’observer à l’échelle individuelle les rapports constants entre mobilité, identité et rencontre interculturelle. Ce n’est pas seulement que les cultures s’observent mieux à leur point de rencontre, c’est dans cet espace qu’elles se construisent.

Faire l’ethnographie du tourisme

Lorsque, dans les années 1980, Edward Bruner commence à s’intéresser au tourisme, celui-ci prend naturellement place dans un cadre théorique déjà établi qui met en avant une perception de la culture comme émergente dans les espaces de rencontres interculturelles. D’emblée, Bruner sait que son travail sur le tourisme ne devra pas faire l’économie d’une ethnographie rigoureuse s’il veut s’approcher des manières dont les différents participants construisent le sens de leur expérience. En effet, il apparaît immédiatement à Bruner que le tourisme ne génère aucun consensus quant à la manière d’interpréter le sens des destinations ou des vécus à l’intérieur de celles-ci.

Pour Bruner, le sens de l’expérience touristique n’est pas donné à priori, il émerge des interactions. Cet intérêt, que poursuit Bruner en mettant la focale sur les variations individuelles d’interprétation de performances touristiques qui sont toujours des énoncés nouveaux, fait écho à un travail théorique sur les relations dynamiques entre réalité, expérience, et expression qu’il mène au même moment avec Victor Turner (Bruner & Turner, 1986).

Dès que Bruner fait son entrée dans le champ de l’étude du tourisme, il sait que le principal défi y est d’ordre méthodologique. Si la réponse qu’il apporte à ce défi varie légèrement selon les contextes, il développe néanmoins un cadre ethnographique qui consiste à combiner deux approches. D’un côté, Bruner préconise un terrain de longue durée à l’intérieur de la destination, auprès des récepteurs du tourisme. De l’autre, il suit les touristes du début à la fin de leur mobilité pour observer comment une expérience donnée s’intègre dans une totalité qui se construit progressivement.

Pour y parvenir, Bruner multiplie les stratégies et n’hésite pas à opter pour l’observation participante, travaillant notamment comme guide pour rester au plus près des touristes. L’articulation de ces deux terrains est une caractéristique déterminante du travail de Bruner qui fait son originalité. En effet, les anthropologues ont souvent hésité entre les deux possibilités (suivre les touristes ou rester sur la destination) et fait un choix. Pourtant, c’est bien de l’articulation de ces deux méthodes dont découlent les principaux apports conceptuels de Bruner à l’anthropologie du tourisme.

Les interprétations multiples de l’expérience touristique

Si le travail de Bruner a eu un si grand écho dans les tourism studies, c’est sans doute grâce à la portée heuristique de l’appareil conceptuel qu’il développe à partir de l’observation, toujours in situ, des modes d’interprétation de l’objet de l’expérience touristique. En premier lieu, Bruner reconceptualise l’espace de rencontres entre les touristes et les autres acteurs. Plutôt que de destinations, il préfère parler de «zones-frontières touristiques» pour qualifier cet espace de rencontre. Il suppose que, comme les touristes, les locaux possèdent aussi un espace préservé de la présence touristique, non sans rappeler la distinction entre scène et coulisses que Dean MacCannell avait déjà empruntée à Erving Goffman. Chez Bruner, la zone-frontière est l’espace de création de la production touristique alors que se rencontrent différents groupes qui quittent leur espace quotidien pour rejoindre la zone de rencontre. Il en découle que, en tant que zone-frontière, la destination touristique génère des interprétations différentes. la fonction même du site varie puisque la zone-frontière est un espace de travail pour les uns, de loisirs pour les autres.

Edward Bruner s’intéresse à la rencontre de ces points de vue multiples dans ce qu’il nomme des «sites contestés», concept qu’il forge au fur et à mesure de ses observations. Les différents endroits où il développe son ethnographie ont en commun de posséder plusieurs niveaux potentiels d’interprétation activés par différents groupes selon leurs intérêts. Les sites étudiés par Bruner (Lincoln’s New Salem, la reconstitution d’un village où vécu Abraham Lincoln (Ill. 2), le fort d’Elmina au Ghana, le Mayers Ranch, lieu de performance des danses Massaï au Kenya, etc.) semblent tous caractérisés par cette polysémie et, donc, sont le théâtre d’affrontements plus ou moins vigoureux quant à la bonne interprétation à avoir du site.

Photographie de Lincoln's New Salem

Ill. 2. Plusieurs niveaux potentiels d’interprétation sont activés par différents groupes selon leurs intérêts, par exemple avec le Lincoln’s New Salem (Source : Wikipedia, cl. Amos Oliver Doyle, CC BY-SA 3.0).

L’article qu’il consacre, avec Phyllis Gorfain, à la forteresse de Masada en Israël est un exemple de contestation vigoureuse. La forteresse est célèbre pour avoir été le lieu où s’étaient retranchés des soldats juifs résistants à l’incursion romaine avant de se suicider plutôt qu’avoir à se rendre. Dans le cas de Masada, le débat sur le sens est profond, il implique pour Bruner une dimension politique autour de la question «Les juifs devraient-ils combattre ou s’accommoder?» (Bruner & Gorfain, 1984). Le sens que les acteurs confèrent à un site est donc fluide, il varie selon les intérêts et évolue dans le temps.

Cette polysémie est observable sur les sites dans la manière qu’ont les guides de les présenter comme dans celle avec laquelle les touristes portent leur attention sur certains éléments aux dépens d’autres qu’ils jugent moins importants ou qui sont moins conformes à leurs attentes.

De plus, la mise en récit que font les touristes de leur expérience évolue également après la visite du site. Bruner, en effet, s’intéresse à l’évolution des récits touristiques dont il distingue trois temps:

  • un temps «pré-tour» constitué des récits qui précèdent l’expérience et vont diriger les attentes touristiques,
  • le moment du tour pendant lequel ces récits se confrontent à la réalité,
  • un temps «post-tour» qui dure indéfiniment et pendant lequel les touristes remettent en récit leur expérience, parfois en en changeant complètement la nature.

Vers la fin de sa vie, Edward Bruner a exposé ses regrets face au manque d’études qui s’attacheraient à enregistrer sur le long terme des récits post-visites et observeraient leur évolution (Di Giovine, 2020).

La contribution d’Edward Bruner est donc essentielle de par l’application aux situations touristiques d’un point de vue constructiviste sur la culture et le sens donné par les participants à leur expérience. Pour Bruner, le sens ne provient jamais directement de la production touristique, mais des interprétations, parfois dissonantes, qui en sont faites. Ce point de vue n’est pas seulement essentiel sur le plan théorique, il est une invitation à toujours resituer l’analyse des pratiques touristiques dans un contexte qui ne cesse d’évoluer et se fonde sur des interprétations toujours nouvelles. En cela, l’œuvre de Bruner est autant un monument théorique qu’un guide pour l’ethnographie en situation touristique. Universitaire déjà mondialement reconnu au moment où il commence à s’intéresser au tourisme, Edward Bruner a aussi contribué à la reconnaissance du tourisme comme objet légitime pour l’anthropologie.

Thomas APCHAIN

Bibliographie

  • Bruner Edward M., 1954, «A Study of Cultural Change and Persistence in a Mandan-Hidasta Indian Village», PhD diss., University of Chicago.
  • Bruner Edward M., 1961, «Urbanization and Ethnic Identity in North Sumatra», American Anthropologist, vol.59, n°4, p. 605-623.
  • Bruner Edward M. et Gorfain Phyllis, 1984, «Dialogic Narration and the Paradoxes of Masada», dans Bruner Edward M. (ed.), Text, Play and Story, Long Grove, Waveland, p. 59-79.
  • Bruner Edward M., 1994, «Abraham Lincoln as Authentic Reproduction», American Anthropologist, vol.96, n°2, p. 397-415.
  • Bruner Edward M., 2005, Culture on Tour: Ethnographies of Travel, Chicago, University of Chicago Press, 308 p.
  • Di Giovine Michael A., 2020, «Taking Tourism Seriously», dans Leite Naomi M., Castañeda Quetzil E. et Adams Kathleen M. (ed.), The Ethnography of Tourism, Londres/New York, Lexington Book, coll. «Anthropology of Tourism: Heritage, Mobility and Society», 318 p.
  • Turner Victor et Bruner Edward M. (ed.), 1986, The Anthropology of Experience, Urbana, University of Illinois Press, 391 p.