Bronzage
Comme l’avait proposé Pascal Ory, le bronzage constitue bien une «révolution culturelle», au sens où les usages qui lui sont associés ont opéré un «retournement de valeurs» (2008: p. 13) qui a profondément et durablement subverti une norme sociale et culturelle particulièrement structurante dans les sociétés occidentales: la valorisation de la blancheur de peau comme marqueur de l’organisation des rapports sociaux. Or, le bronzage suppose l’autorisation d’une transformation chromatique de la peau, lorsque celle-ci est exposée au rayonnement solaire (ultra-violets) et produit par réaction et protection, de la mélanine capable de générer le «hâle». Mais le bronzage n’est pas qu’un phénomène investi par le champ de la biologie ou de la dermatologie, ses usages donnant lieu à des problématiques liées également aux sciences sociales.
Dans ce contexte, l’apparition du bronzage peut être appréhendée non seulement par les historiens mais aussi par les géographes dans la mesure où elle engage la question de l’espace et des spatialités. Or, l’espace français ne suffit pas ici pour expliquer et comprendre le processus d’émergence, de diffusion et de cristallisation de la pratique du bronzage, d’autres lieux, agencés aux États-Unis notamment, ayant rendu possible cette invention (Coëffé, 2014).
De la valorisation de la peau diaphane à l’émergence d’un nouveau regard sur le hâle
L’évidence de la norme esthétique associée au hâle peut être retournée comme un gant: sur le temps long, au moins depuis la période médiévale et jusqu’au début du 20e siècle, la pâleur de la peau est codée positivement en Occident. En réalité, un fond anthropologique ordonne la classification des valeurs autour des polarités clair/obscur. A travers le processus d’hominisation, l’obscurité (et donc les teintes sombres) est frappée du signe négatif quand la lumière (et donc les teintes claires) est associée à des valeurs positives (Ory, 2008).
Le christianisme conforte cet imaginaire en nouant des correspondances symboliques entre la virginité et la candeur (candor = blancheur) incarnées par les figures de Marie («Vierge absolue»), et du Christ («Innocent absolu»), le noir étant codé négativement (Ory, 2008: p. 20), ainsi que l’incarne la malédiction de Cham, «promis à l’esclavage et porteur de tous les péchés de l’humanité» (Retaillé, 1998: p. 55). Durant l’Antiquité, le teint pâle est une norme qui pèse essentiellement sur les femmes, leur confinement les soustrayant à la fois au regard des hommes et à l’exposition au soleil.
La peau claire, y compris à travers l’usage de cosmétiques, est un marqueur social, qui associe un ordre de la parure à une appartenance de classe au cours de la période médiévale. Cette valorisation est en effet portée par la haute société, aristocratique notamment, qui voit en abîme le hâle en tant que signe des classes laborieuses, celles dont le travail est lié à l’exposition des corps au soleil. Les fards permettent de repérer et distinguer les aristocrates depuis un emplacement éloigné, usage qui se diffuse dans la bourgeoisie parisienne à partir de la Cour.
Le 18e siècle et les Lumières voient pourtant poindre des fissures dans ce modèle corporel, les balbutiements du changement venant d’un nouveau rapport des Européens à l’altérité. En quête d’utopie et de rupture avec la civilisation dont la construction passe par la distinction chromatique de la peau (le pâle), les découvreurs trouvent dans cet espace qu’ils nomment «Polynésie», un entre-deux idéalisé dans la mesure où il reste éloigné symboliquement de la sauvagerie perçue en Mélanésie («îles noires»). La vision genrée des découvreurs, composés exclusivement d’hommes, exalte ainsi la beauté des «Tahitiennes» dont la couleur de la peau s’écarte des Mélanésiennes.
Une mutation peut se lire dans ce regard masculin, liée à la découverte d’une altérité exotique: la correspondance symbolique entre le rang social et la couleur de peau est bousculée. Ainsi que l’évoque James Cook, capitaine de la marine royale anglaise qui effectua trois explorations dans le Pacifique entre 1768 et 1779, «la couleur de la peau n’est pas toujours la même, les insulaires de la classe inférieure, qui sont obligés de s’exposer beaucoup au soleil, sont d’un brun très foncé, et leurs supérieurs, qui passent la plus grande partie de leur temps à l’abri dans leurs maisons, ne sont pas plus bruns que les habitants des indes occidentales ou les gens qui y ont résidé longtemps» (Cook, 1998: p. 54).
Le hâle peut ici être associé à la noblesse polynésienne, tout en s’écartant du brun «très foncé» des gens du commun. Ce nouveau rapport à l’altérité est ainsi informé par l’éloge du primitivisme qui exalte la «vie au dehors» (Coëffé et al., 2014: p. 77). Ce n’est pas un hasard si les vertus thérapeutiques du «bain aérien» apparaissent à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, favorisées par une théologie naturelle soucieuse de «décrire toutes les beautés du monde voulues par Dieu», et plus seulement les manifestations du Sublime, tout imprégné d’une sensibilité à «l’expérience violente » incarné par le «mauvais temps, les grains, les tempêtes» (Granger, 2013: p. 49).
Ce n’est pas encore le bronzage mais celui-ci est préparé par des relations inédites au corps et à la «nature», notamment aux «manifestations solaires» (ibid., p. 49). La cure de lumière, vantée par certains médecins comme Arnold Rikli en 1855, accompagne la dénudation problématique des corps (Andrieu, 2008a; 2008b), dont la posture et les mouvements sont codifiés. Dans le contexte de l’émergence du naturisme, au travers duquel l’usage de la dénudation devient un principe récurrent dans la mouvance allemande (Barthe-Deloizy, 2003), le bain de soleil naturel se prend nu, en position verticale.
Quoique les peurs associées au soleil se perpétuent longtemps, de nouvelles représentations et perceptions se font donc jour entre le Second Empire et la Grande Guerre, dans le contexte d’un essoufflement des théories néo-hippocratiques associées à une méfiance à l’endroit du soleil, et de la renaissance de l’hygiène. Le mouvement n’est pas sans lien avec le triomphe du «désir de rivage», incarné d’abord par l’apparition des premières stations balnéaires le long de la Manche dans la seconde moitié du 18e siècle.
Mais le bronzage est conditionné par l’émergence du paradigme du «chaud» (Équipe MIT, 2005), préparé par l’impératif thérapeutique, mais progressivement informé par l’usage des plaisirs. En 1847, le docteur Viel exalte en effet les effets vertueux du soleil et du bain de sable brûlant sur la plage. Alors que le bronzage ne suppose plus seulement l’aération ou l’assèchement de la peau mais la pénétration du soleil dans la peau (Andrieu, 2008a), Michelet évoque ainsi le soleil en 1859 dans La Femme: sa «lumière inonde la tête, la traverse de part en part jusqu’aux nerfs, profonds, reculés» (cité par Granger, 2013: p. 54). Si André Gide ne parle pas explicitement de bronzage en 1902 dans L’Immoraliste, il énonce la montée d’une nouvelle sensualité et esthétique associées à l’exposition de la peau au soleil.
«Bientôt m’enveloppa une cuisson délicieuse: tout mon être affluait vers ma peau. Le matin d’un des derniers jours (…) j’osais plus. Je me regardai longuement sans plus de honte aucune, avec joie. Je me trouvai non pas robuste encore, mais pouvant l’être, harmonieux, sensuel presque beau.»
André Gide, L’immoraliste, 1902, cité par Andrieu, 2008a: p. 72
L’affranchissement à l’égard de l’impératif thérapeutique est alors renforcé par un autre rapport distancié, celui de la sensibilité artistique. Dans le prolongement du goût inédit pour la peau hâlée du «bon sauvage», des peintres comme Gauguin, qui font échos aux récits orientalistes, mettent en scène la peau des Vahinés à demi-nues, au travers d’un corps à la fois exotique et érotique (Staszak, 2008). Ce jalon renseigne ainsi sur une géohistoire du bronzage dont la logique oblige à varier les échelles, les lieux et les usages.
La révolution du bronzage: une invention touristique qui infuse le corps social
La Polynésie «française» ne suffit pas à expliquer le processus d’invention du bronzage. Les Étatsuniens sont ainsi décisifs, tout en étant imprégnés de certaines visions européennes du monde comme le montre la fascination pour les Mers du Sud dans l’imaginaire américain et l’adhésion au darwinisme social.
Dans leur expansion vers les îles polynésiennes, plus particulièrement Hawaï, les Étasuniens actualisent en effet leur classification «raciale», en plaçant les Hawaïens dans une catégorie inédite, ne correspondant ni à celle des «Noirs», ni à celle des «Blancs», ni à celle des «Mulâtres». «Marrons», les Hawaïens n’émargent pas au métissage, leur couleur constituant une variation sur le thème de la «race polynésienne» qui appartient au « stock aryen» (Desmond, 1999: p. 51). Le «marron» devient ainsi «pur» chez les Hawaïens, une vision qui favorise leur intégration à la nation étasunienne, l’imaginaire touristique opérant aussi dans ce travail de mise en désir des corps exotisés et érotisés, notamment ceux de la hula girl, danseuse hawaïenne suscitant les fantasmes chez les touristes en provenance du mainland (le «continent»). La hula girl apparaît comme le transfert à Hawaï de la vahiné tahitienne.
Les touristes «distingués» contribuent en effet à la diffusion de ces images lorsqu’ils font l’expérience de l’archipel hawaïen à partir de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, au moment où la mise en tourisme est enclenchée notamment à Honolulu et Waikiki où s’établissent les premiers grands hôtels (Coëffé, 2014). À l’écart des missionnaires concentrant leurs efforts de conversion à Honolulu, Waikiki est agencé en tant que refuge autorisant des usages déviants dans la vision puritaine du monde, notamment les pratiques engageant fortement le corps (dénudé) comme la danse ou le surf.
C’est ici que s’installe au début du 20e siècle Jack London, dans le cadre de ses voyages vers les «mers du Sud». L’écrivain y développe une fascination pour le surf, notamment au travers du métis Écossais-Hawaïen, Georges Freeth, et d’un Hawaïen, Duke Kahanamoku, tous deux particulièrement actifs dans la promotion d’une pratique qui devient progressivement un sport au travers de son appropriation occidentale. London exalte Kahanamoku dans un récit qui est publié dans le magazine Woman’s Home Companion d’octobre 1907, sous le titre «A Royal Sport: riding at Waikiki», un texte qui figurera également dans The Cruise of the Snark, un ouvrage devenu un best-seller après sa publication aux États-Unis en 1911.
London y met en scène une esthétique de la couleur de peau liée au «bon sauvage»: «C’est le dieu Mercure, un Mercure à peau brune; ses talons ailés l’emportent avec la vitesse des vagues. Du fond de la mer, il a bondi sur le dos d’une lame rugissante sur laquelle il s’accroche, malgré tous les efforts de celle-ci pour se débarrasser de lui. […] La vague se brise, l’écume jaillit de partout, et, à nos pieds, atterrit tranquillement un Canaque aux reflets d’or et de bronze qui, voilà quelques minutes, apparaissait comme un faible point à l’horizon» (London, 1936: p. 86-87).
London offre des prises encore plus robustes pour l’identification lorsqu’il retourne à Hawaï en 1916, un séjour au cours duquel il exalte la métamorphose corporelle du «Blanc»: «Hercule de vingt-deux ans, le plus blanc des hommes blonds à avoir été coloré d’un brun acajou par le soleil subtropical, avec un corps, des lignes et des muscles ressemblant à ceux du merveilleux Duke Kahanamoku» (1918: p. 240).
La plage tropicale est le lieu de condensation d’une nouvelle valeur associée à la métamorphose (éphémère) chromatique de la peau. La haute société dont la distinction passe par les pratiques touristiques, est réceptive à ces énoncés qui opèrent un renversement préparé par la construction du regard colonial: alors que la classe laborieuse était hâlée par le travail de la terre, celle-ci est en train de se déplacer vers les ateliers des usines où la peau devient marquée par le stigmate de la pâleur. Désormais, la distinction sociale passe mieux par l’exposition non productive au soleil (Segrave, 2005).
C’est en fait la mise en contact des espaces culturels français et étasuniens qui a permis la cristallisation de la valeur positive associée au hâle, progressivement appelé «bronzage» dans le premier quart du 20e siècle, lequel «nécessite l’exhibition du corps» (Millet, 2022: p. 136). L’invention de cette pratique passe également par la Floride où les «sun hunters» (K.L. Roberts cité par Équipe MIT, 2005: p. 131) se délectent du soleil. En France, les commutateurs se distribuent autour de quelques lieux de la Côte d’Azur comme Cannes, Antibes et Juan-Les-Pins où convergent depuis les lendemains de la Première Guerre mondiale, certains boys venus pour leur convalescence, puis des artistes et écrivains étasuniens comme Ernest Hemingway, Cole Porter…
Une grande partie de ces individus bien dotés en capital social, culturel et symbolique, fréquentent ou résident par ailleurs à Paris, où les artistes s’intéressent de plus en plus à l’art nègre, alors que se multiplient les spectacles magnifiant le «corps délié de la belle africaine» (Chalaye, 2021: p. 56).
Joséphine Baker apparaît alors comme la figure exemplaire de la mise en relation des espaces étasuniens et français, lorsqu’elle est embauchée en 1925 par le Théâtre des Champs-Elysées pour la Revue Nègre. La «Vénus noire», icône «éroticoloniale» (Chalaye, 2021: p. 56) (l’érotisation d’un corps par le regard colonial), figure d’une altérité désirable, fascine par son corps au point que certaines dames cherchent à lui ressembler en se passant la peau à la brou de noix. Paris, depuis la seconde moitié du 19e siècle, est par ailleurs un lieu privilégié de la mise en scène de «spectacles ethnologiques» exposant des «Nubiens» et des «Esquimaux» au Jardin zoologique d’acclimatation. Lors de l’inauguration de la Tour Eiffel à l’exposition universelle de 1889, fréquentée par des touristes en provenance du vaste Monde, un «village nègre» avec 400 figurants est installé, événement qui sera suivi en 1900 par la mise en place d’un diorama « vivant » sur Madagascar (Andrieu, 2008a: p. 76). Le brunissement de la peau fait converger la montée des désirs d’ensauvagement maîtrisé et fantasmé.
L’événement au cours duquel Coco Chanel aurait tombé l’ombrelle et aurait exposé son visage au soleil souffre d’une documentation floue, et reste sur-interprété dans ses effets sur le renversement d’une norme multiséculaire (Ory, 2008). En revanche, une photographie de 1918 la montrant visage hâlé, renseigne sur une conduite avant-gardiste quand prévaut alors un «culte de la pâleur distinguée» (ibid.: p. 33). La pratique du bronzage est portée par certaines élites créatives, au sein desquelles des personnalités du monde de la mode sont actives: à partir de 1927, le brunissement de la peau est favorisé par le lancement, à l’initiative de Jean Patou, de la première huile solaire, l’huile de Chaldée, censée protéger des «coups de soleil».
L’industrie des cosmétiques contribue ainsi à légitimer le bronzage en atténuant les risques associés à ses usages, même si une partie du corps médical fustige dès les années 1930 les «méfaits de l’héliothérapie» (Granger, 2017: p. 123). L’Ambre solaire, mise au point par les chimistes d’Eugène Schueller (la future entreprise L’Oréal) dès 1935, connaît un succès inédit en bénéficiant de sa forte singularité construite autour d’un produit qui combine filtrage et bronzage, au parfum marqué, et qui bénéficie d’instruments publicitaires particulièrement efficaces avec l’émergence de la radio notamment (Ory, 2008). Les controverses autour des valeurs positives associées au bronzage, jouent en faveur de la codification des conduites comme le montre un traité publié par Hortense Cloquié en 1936, L’Art de brunir. Méthode pour se dorer au soleil.
L’infusion du bronzage dans le corps social, entremêlée à d’autres transformations dans les usages, n’est donc pas celle d’une configuration continue, sans luttes sociales ni disputes. Elle est même travaillée par des représentations contradictoires, en tension pour définir les conduites légitimes, comme le montre une publicité du Honolulu Star Bulletin, journal publié à Honolulu, en 1927. Un message publicitaire y fait en effet la promotion d’une lotion censée rendre la peau «blanche-ivoire en trois jours» (31 janvier 1927: p. 2). En 1937 en revanche, une publicité de Kodak met en scène la marque à travers un discours qui promeut le «bronze» corporel des surfeurs à Waikiki (Coëffé et al., 2014).
En 1932, en contexte français cette fois, dans la rubrique estivale du magazine Femina, Colette énonce un message qui renseigne sur la construction d’une nouvelle norme: «comme chacun sait, la beauté d’été est noire» (citée par Granger, 2017: p. 120). Après la Seconde Guerre mondiale, les basculements s’opèrent, la pratique du bronzage accompagnant le triomphe de la délectation du soleil et la dénudation du corps de plage estival, désormais pleinement associée à l’hédonisme (Granger, 2013).
La dénudation est, en effet, décisive dans cet imaginaire de l’ensauvagement, rendu d’autant plus visible qu’il est régulé par des forces invisibles, celles du relâchement maîtrisé, «civilisé» au sens de Norbert Elias dans la mesure où cet usage suppose un auto contrôle et une intériorisation des pulsions (1973). L’invention du bronzage est moins associée à celle du bain de mer, longtemps pratiqué le corps voilé d’une multitude de pièces (Andrieu, 2018), qu’à un nouveau rapport au corps, ici à la nudité notamment et à l’ordre des pudeurs qui lui est associé.
Le dévoilement du ventre est amorcé dès les années 1930 avec l’invention du maillot deux pièces, L’Atome, par le couturier Jacques Heim. Si le nombril, lieu éminemment symbolique, reste voilé, ce maillot préfigure le lancement du bikini en 1946 à l’initiative de Louis Réard, ingénieur automobile reconverti dans la fabrication de tricots. Sur la Riviera, notamment au moment du festival de Cannes, les stars du cinéma fournissent une légitimité à ce costume qui bénéficie de la convergence d’intérêts entre les usages sociaux d’une élite, les médias et les industries de la parure, notamment celles des cosmétiques et de la mode (Millet, 2022).
En 1956, Brigitte Bardot dévoile un corps svelte et bronzé dans le film Et Dieu créa la femme. Depuis les années 1950, le bronzage s’inscrit dans un répertoire de conduites qui supposent une préparation – y compris par le recours à l’autobronzant qui suspend la pâleur associée à la peau «cachet d’aspirine» – avant de prendre place sur la scène sociale qu’est notamment la plage où les corps sont autorisés à adopter une posture horizontale dans l’espace public. Pourtant, le rétrécissement du costume de bain jusqu’au string à partir des années 1970 et surtout des années 2000, n’est pas linéaire et reste un enjeu dans la définition du corps légitime, qui passe aussi par des représentations différenciées du bronzage.
Bronzer: norme ici, déviance ailleurs
Comme l’indique Christophe Granger, «le bronzage se conjugue au pluriel. Il n’a rien d’un impératif uniforme, reçu et subi.» (2017: p. 127)
Bronzer suppose l’intériorisation d’une norme corporelle, des apprentissages qui sont inégalement distribués dans le corps social et individuel. Dans les années 1970, Patrick Champagne observait sur une plage de la côte normande, les paysans «tout habillés», «[passant] le temps en reconstituant sur place leurs occupations habituelles», leurs usages trahissant une absence de maîtrise des techniques corporelles intériorisées par les «classes supérieures» (1975: p. 23). Cette dissonance pouvait alors se lire par exemple dans leur «bronzage inégal du corps» (ibid.), la continuité chromatique relevant d’une norme partagée dans la culture vacancière de ceux qui pouvaient, grâce à leur capital culturel et économique, s’engager dans des expériences touristiques prolongées.
Par ailleurs, la prescription thérapeutique qui avait aiguillonné l’exposition du corps au soleil mais dont la pratique du bronzage s’était affranchie, est réactivée dans les dernières décennies. Malgré l’expansion des écrans solaires, le monde médical pointe les risques d’une exposition de la peau aux UVB notamment, pouvant être responsables du développement de mélanomes et du vieillissement prématuré de la peau notamment.
Mais là encore, l’injonction au bronzage soft suppose une maîtrise de techniques corporelles permettant une mise à distance de l’exposition prolongée au soleil, aux heures où le rayonnement ultraviolet est le plus intense. Depuis une quinzaine d’années, les références culturelles fournissent ainsi un nuancier de couleurs et le «hâle léger» (Laronche, 2010) s’apparente à une nouvelle prescription.
Enfin, le bronzage est une invention occidentale ancrée dans un «rêve d’ensauvagement» (Granger, 2017: p. 121), de sorte que sa diffusion mondiale rencontre des filtres culturels. La valorisation positive de la peau diaphane constitue un thème culturel structurant dans certaines cultures «asiatiques» au moins (Chine, Inde, Japon, Corée, etc.). La peau blanche, laiteuse, est associée en Chine à la pureté dès le 5e siècle avant J-C au moins, comme en atteste par exemple Le livre de la voie et de la vertu (Dao De Jing) dont la rédaction est attribuée symboliquement à Laozi (Coëffé et al., 2019).
Mais cette norme ne doit rien à une «acculturation» puisqu’elle est antérieure à la mise en contact de l’«Occident» avec l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Pour autant, l’hypothèse d’une circulation du bronzage au-delà de son foyer d’invention n’est pas intenable. Son appropriation est rendue possible en Chine par un nombre croissant d’individus touristes chinois dévoilant leur corps en différents lieux littoraux de République Populaire de Chine comme l’île de Hainan (Chine du sud), régulièrement représentée comme le «Hawaï chinois», même si la plage est encore largement privilégiée en tant que lieu du jeu et de la sociabilité.
Là, le bronzage est investi par et à travers le monde du surf notamment, un sport récemment approprié par un petit nombre de Chinois dont la trajectoire sociale et spatiale révèle une expérience cumulative de mobilités à travers le Monde, notamment en Occident, et une densité de relations avec des étrangers occidentaux (ibid.). La surfeuse chinoise Darci Liu, qui a participé à des compétitions mondiales de longboard, est une figure exemplaire de cette «incorporation normative» (Coëffé, Guibert, Taunay, 2019).
Par ailleurs, dans certains des lieux les mieux branchés au Monde, comme Shanghai, des salons UV voient le jour depuis le milieu des années 2000, pratiqués par des individus intensément connectés «aux flux de mondialité et valorisant le culte du corps en tant que pratique hédoniste» (ibid.). Mais pour la très grande majorité des Chinois, prévaut une relation distante à l’exposition d’un corps dévoilé au soleil (Ill. 1), le hâle étant fortement associé à des valeurs négatives, surtout à l’endroit du corps féminin qui se tient sous ombrelle (Duhamel, Violier, 2009).
Bibliographie
- Andrieu Bernard, 2018, «Du soleil sur la peau nue», Sciences Humaines. n°305, p. 40-41.
- Andrieu Bernard, 2008a, Bronzage. Une petite histoire du soleil et de la peau. Paris, CNRS Editions.
- Andrieu Bernard, 2008b, «L’invention du bronzage», dans Andrieu Bernard, Boëtsch Gilles, Le Breton David, Pomarède Nadine et Vigarello Georges (dir.), (2008), La peau. Enjeu de société. Paris, CNRS éditions, p. 81-97.
- Barthe-Deloizy Francine, 2003, Géographie de la nudité. Être nu quelque part. Paris, Éditions Bréal.
- Chalaye Sylvie, 2021, «Voyage au cœur de l’”éroticolonialisme”», L’Obs hors-série, Joséphine Baker. Une femme libre au Panthéon. n° 109, p. 56-58.
- Champagne Patrick, 1975, «Les paysans à la plage», Actes de la Recherche en Sciences Sociales. n°1-2, p. 21-24, en ligne.
- Coëffé Vincent, Guibert Christophe et Taunay Benjamin, 2019, «Usages sociaux et spatialités du bronzage en Chine», EspacesTemps.net, Travaux. en ligne.
- Coëffé Vincent, Guibert Christophe et Taunay Benjamin, 2014, «L’aire du bronze: jalons pour une analyse de la circulatin du hâle (de Hawaï à Hainan)», L’information géographique. n°1, p. 73-91, en ligne.
- Coëffé Vincent, 2014, Hawaï. La fabrique d’un espace touristique. Rennes, PUR.
- Cook James, 1998, Relations de voyages autour du monde. Paris, La Découverte/Poche.
- Corbin Alain, 1988, Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage 1750-1840. Paris, Flammarion.
- Desmond C. Jane, 1999, Staging Tourism. Bodies and Display from Waikiki to Sea World. Chicago, The University of Chicago Press.
- Duhamel Philippe et Violier Philippe, 2009, Tourisme et littoral: un enjeu du monde. Paris, Belin.
- Elias Norbert, 1973, La civilisation des mœurs. Paris, Calmann-Lévy.
- Équipe MIT, 2005, Tourismes 2. Moments de lieux. Paris, Mappemonde.
- Escudier Anaïs, 2014, «La Côte d’Azur recto-verso. Imageries balnéaires entre nostalgie et utopie», Babel. n°30, mis en ligne le 01 octobre 2015, en ligne [consulté le 9 juin 2022].
- Granger Christophe, 2017, La saison des apparences. Naissance des corps d’été. Paris, Anamosa.
- Granger Christophe, 2013, «Le soleil, ou la saveur des temps insoucieux», dans Corbin Alain (dir.), La pluie, le soleil et le vent. Une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait. Paris, Aubier, p. 37-68.
- Laronche Martine, 2010, «Cet été, le bronzage perd de ses couleurs», Le Monde. 2 août, p. 20.
- London Jack, 1918, «The Kanaka surf», édité par Grove Day A., 1998, Stories of Hawaii. Honolulu, Mutual Publishing, p. 232-261.
- London Jack, 1936 (1911 pour l’édition américaine), La croisière du Snark. Paris, Hachette.
- Millet Audrey, 2022, Les dessous du maillot de bain. Une autre histoire du corps. Paris, Les Pérégrines.
- Ory Pascal, 2008, L’invention du bronzage. Paris, Éditions Complexe.
- Retaillé Denis, 1998, «Fantasmes et parcours africains», L’information géographique. n°2, p. 51-65, en ligne.
- Segrave Kerry, 2005, Suntanning in 20th Century America. Jefferson, McFarland and Company, 216 p.
- Staszak Jean-François, 2008, «Danse exotique, danse érotique. Perspectives géographiques sur la mise en scène du corps de l’Autre (XVIIIe-XXIe siècles)», Annales de Géographie. n° 660-661, p. 129-158, en ligne.