Authenticité

La notion d’authenticité est probablement l’une des plus discutées à travers l’histoire des tourism studies. Depuis qu’elle a été introduite dans le champ des tourism studies par Dean MacCannell (1973 ; 1976), d’innombrables articles ont été publiés pour affiner la notion en la confrontant à différents types de données. Également, plusieurs articles de synthèse (pour la plus récente, voir Rickly, 2022.), y compris en français (Cravatte, 2009 ; Cousin, 2011), ont été publiés. Pourtant, le débat est intense et la notion reste en mouvement. En effet, aucun consensus ne fût jamais atteint à propos de l’authenticité au gré du passage entre perspectives théoriques (d’où sont nées la plupart des théories de l’authenticité) et confrontations empiriques de ces théories. Retracer les strates successives du sens donné à l’authenticité conduit donc à lire une partie de l’histoire de l’objet tourisme en sciences sociales.

L’authenticité chez MacCannell

The Tourist, l’ouvrage pionnier des tourist studies de Dean MacCannell, paru en 1976, fait la part belle à la notion d’authenticité comme principe explicatif des pratiques touristiques. En effet, c’est le concept de «staged authenticity» (ou «authenticité mise en scène») qui retiendra principalement l’attention de la communauté scientifique, encore à ses balbutiements en ce qui concerne les recherches sur le tourisme. En réalité, l’essentiel de la thèse de MacCannell est déjà présenté dans un article de 1973. Celle-ci peut être résumée comme suit.

La théorie de MacCannell n’est pas une théorie générale du tourisme, mais réside davantage dans ce qu’il nomme «une ethnographie de la modernité» à partir d’une analyse des pratiques touristiques en tant qu’elles révéleraient les mécanismes de la condition moderne. Pour lui, l’un des traits fondamentaux de cette condition tiendrait au constat généralement fait par les modernes de l’inauthenticité des relations sociales et, plus profondément, de la vie moderne. En somme, pour MacCannell, c’est un sentiment d’aliénation, propre à la condition moderne, qui est à l’origine d’une quête d’authenticité, principe moteur des pratiques touristiques.

Pour comprendre comment cette quête d’authenticité structure l’expérience touristique, MacCannell reprend la théorie goffmanienne de la vie sociale. Pour Goffman, le monde social est divisé en deux catégories, deux espaces symboliques (Goffman, 1959). Le premier la scène (frontstage), l’espace public, dans lequel les individus performent leur rôle social. Le second, la coulisse (backstage), se définit en opposition à la scène. Les individus peuvent y suspendre leur performance scénique, s’y abriter des regards, etc. MacCannell indique que les modernes ont tendance à penser l’authenticité comme étant toujours du côté de la vie intime, et donc des coulisses, ce qui les poussent à chercher derrière la scène ce qu’ils considèrent comme authentique. Toutefois, l’objet de sa reprise de Goffman n’est pas de l’appliquer simplement au tourisme, mais de montrer comment l’expérience touristique révèle la nécessité d’étoffer cette dichotomie. En effet, ceux qui reçoivent les touristes ont tendance à vouloir préserver leur intimité hors d’une scène dans laquelle ils maîtrisent leur image, mais que les touristes chercheraient toujours à dépasser. Il en résulte la production de scènes plus ou moins présentées aux touristes comme des coulisses: c’est ce que MacCannell nomme la «staged authenticity», l’authenticité mise en scène. Même si MacCannell produit un modèle étoffé à partir de la dichotomie goffmanienne scène/coulisse, celle-ci n’en reste pas moins l’élément fondamental au sein duquel le rapport entre authenticité et inauthenticité demeure une relation dialectique.

L’authenticité, horizon impossible des pratiques touristiques ?

Introduite par MacCannell dans le champ des études touristiques, l’authenticité suscite rapidement des débats qui ne cesseront d’agiter les tourism studies autour de plusieurs questions. L’une des principales, et des plus épineuses, et sans doute la question de la place du touriste dans cette théorie. Sur ce point, des antécédents existent. En effet, la tendance générale de ceux qui, de près ou de loin, commentent l’émergence du phénomène touristique, est alors à dépeindre le touriste comme individu mystifié, trompé et n’ayant accès qu’à de «pseudo-événements», selon la formule Daniel J. Boorstin (Boorstin, 1964). MacCannell se démarque clairement de la position de Boorstin en refusant une différence entre démarche touristique et démarche académique, la seconde étant selon Boorstin la seule apte à conduire à l’authenticité. Néanmoins, il conserve l’idée de transformations de la réalité à destination des touristes et implique donc que, si le touriste n’est pas nécessairement trompé, il est en quête de quelque chose qui ne cesse de s’éloigner de lui à mesure que l’objet de sa quête est mis en scène. C’est à partir de ce point que l’on peut discuter des manières dont la théorie de MacCannell a d’abord été reçue, en particulier par un autre grand anthropologue du tourisme, Edward B. Bruner, qui s’est toujours montré hostile à l’idée d’authenticité.

Dans un article de 1991, Bruner situe MacCannell et Boorstin dans le même horizon, ne tenant pas compte de l’effort du premier pour se démarquer du second. Pour Bruner, l’idée de l’authenticité comme concept permettant de lire les pratiques touristiques est vouée à l’échec car aucune culture n’est authentique ou inauthentique. Elle ne sert finalement qu’à dévaloriser les touristes. Il écrit:

 «pour Boorstin comme pour MacCannell, il existe une culture réellement authentique située quelque part au-delà du regard touristique» (Bruner, 1991, traduction de l’auteur).

Une large partie du travail de Bruner se fonde sur cette critique de l’idée même d’authenticité, enracinée dans un travail de plusieurs décennies qui expose le caractère dynamique et relationnel de toute culture. Toutefois, il se trompe en affirmant que la théorie de MacCannell suppose l’existence de cultures authentiques et ce dernier répondra lui-même à l’anthropologue (MacCannell, 2008) que l’authenticité n’importe que dans la mesure où le sentiment de sa présence émerge, dans la pratique touristique, d’une dialectique entre scène et coulisses. Bruner n’est pas le seul à avoir mal interprété la théorie de MacCannell et les contre-sens restent fréquents de nos jours tant dans une adoption quelque peu essentialiste du concept d’authenticité que dans son refus catégorique.

C’est pourquoi il est fondamental de distinguer les points de vue émiques et étiques relatifs à la question de l’authenticité. À mesure que les sciences sociales se sont progressivement détachées d’une posture normative visant à statuer, en l’occurrence, sur l’authenticité des expériences touristiques et de leurs contenus, elles ont opté pour dans une démarche plus herméneutique. Si l’authenticité est un concept utile aux tourism studies, ce n’est qu’à condition de la chercher dans le point de vue des individus mêmes, ce qui implique de l’abandonner dans certains cas et, surtout, de ne jamais poser son existence comme objective. Ce faisant, on évite également le risque de dépeindre des touristes comme des individus sans cesse trompés.

L’authenticité, une notion transversale pour étudier la modernité ?

Si la notion d’authenticité a suscité, dans le champ des études touristiques, un débat spécifique, elle ne lui est évidemment pas réductible. En marketing, en philosophie ou en psychanalyse et, en définitive, dans l’ensemble des sciences humaines et sociales, l’authenticité est une notion discutée. En faire une synthèse transdisciplinaire serait une entreprise trop vaste. Toutefois, on peut remarquer la constance avec laquelle l’authenticité est sollicitée comme une notion clef pour l’analyse de la modernité dont elle semble inséparable. Partout, on commente l’émergence de l’authenticité comme idéal moderne. On en fait, en philosophie, le substitut de l’idéal antique de sagesse qui prônait un dépassement de soi et s’est mû dans la société moderne en une invitation à être vraiment soi (Romano, 2020) qui traverse la philosophie moderne de Rousseau à Taylor (1994) en passant par la philosophie existentialiste d’Heidegger et de Sartre. Hors des domaines où elle porte directement sur le soi, l’authenticité s’applique bien entendu à l’art depuis le célèbre essai de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique (2013), qui affirme l’entrée de l’œuvre d’art dans une nouvelle ère où la question de l’authenticité prend tout son sens (Heinich, 1999). En ce qui concerne la consommation, l’authenticité est un concept utilisé pour qualifier à la fois des idéaux modernes teintés de passéisme et des quêtes d’un soi «vraiment soi», tant dans des recherches fondamentales (Warnier, 1994) qu’appliquées. Enfin, et bien que le terme d’authenticité n’y soit pas toujours central ni même directement présent, il faut rappeler que l’authenticité fait son apparition dans les tourism studies (d’abord, donc, autour d’une question soulevée par Boorstin puis, surtout, avec MacCannell) dans un contexte intellectuel marqué par une longue réflexion sur nature de la réalité, souvent désignée comme «hyperréalité» dans la modernité, qui forme une littérature qui, outre Boorstin lui-même, rassemble certains des auteurs les plus influents des années 60-70 (notamment Baudrillard, Eco, Debord, etc.).

Authentification chaude et froide

À la suite de MacCannell, plusieurs anthropologues ont cherché à compléter l’analyse émique de l’authenticité et ont ainsi permis de souligner, sans équivoque, son caractère évolutif. En effet, en l’absence d’un modèle, et puisque sa reconnaissance dépend d’une dialectique, l’authenticité n’est jamais définitivement fixée. En parlant «d’authenticité émergente», Erik Cohen met l’accent sur le caractère négociable de l’authenticité. Selon Cohen, la théorie de MacCannell laisse entrevoir une construction infinie de mises en scène d’où l’authenticité s’échappe complètement tant pour les touristes que pour les locaux. Or, il faut tenir compte de la manière dont les touristes et les locaux se figurent, sur une base individuelle, le caractère authentique des choses. Ainsi, une mise en scène peut devenir authentique tant pour ceux qui mettent en scène (les locaux) que pour les touristes. De cette réflexion, Erik Cohen tire une «matrice» d’analyse de l’émergence de l’authenticité (Cohen, 1988) qui rompt avec l’idée qu’une mise en scène est automatiquement perçue comme factice et, inversement, qu’une performance authentique ne puisse pas être (mal) interprétée comme une mise en scène. Ainsi, comme l’indique Tom Selwyn (1996), des fabrications culturelles peuvent devenir les supports de situations «authentiquement sociales» et il pourrait donc exister des «faux authentiques» selon une expression mise en avant par Daniel Brown (1999). Toutefois, tout en ouvrant la voie à la prise en compte d’une plus grande complexité dans l’expérience subjective de l’authenticité, la matrice de Cohen conserve une dichotomie problématique entre «réalité» et «mise en scène». En effet, pour être opératoire, cette grille d’interprétation des constructions subjectives de l’authenticité implique de pouvoir distinguer une situation réelle d’une situation mise en scène, ce qui incombe nécessairement au chercheur. En cela, la référence à la «réalité» n’est pas moins problématique que celle à l’authenticité. Elle entraîne, elle aussi, une réduction autoritaire des subjectivités.

Cependant, on doit également à Cohen d’avoir porté une attention spécifique aux processus d’authentification. Il est important de noter que le passage terminologique initié par Cohen afin de passer de l’authenticité à l’authentification s’inscrit dans un ensemble d’invitations à souligner l’approche constructiviste en sciences sociales par le biais de la terminologie. C’est ce que suggérait Brubaker en proposant d’abandonner le terme «identité» pour celui «d’identification» (Brubaker, 2001). Cohen a distingué deux modalités distinctes au sein des processus d’authentification: authentification froide et authentification chaude (Ill. 1). L’idée de deux types d’authenticité est déjà présente dans l’évocation de ses dimensions à la fois étiques et émiques, et c’est Tom Selwyn qui, le premier, les dépeint en termes de chaud (l’authenticité subjective) et froid (l’authenticité «objective», scientifique…). Toutefois, en passant d’un intérêt pour l’authenticité à un questionnement sur tout en reprenant la dichotomie chaud/froid, Erik Cohen met l’accent sur une question essentielle: celle du pouvoir de faire et de défaire l’authenticité.  L’authenticité froide de Selwyn est fondée sur des caractéristiques objectives, elle est légitimée par des procédés savants. En termes d’authentification, l’émergence de l’authenticité froide est donc issue d’un discours performatif impliquant l’action d’agents identifiables, qui possèdent une autorité reconnue comme légitime. A l’inverse, l’authentification chaude (chez Selwyn, une authenticité liée à la quête d’un soi ou d’un autre authentique) est un processus plus diffus, coconstruit, basé sur la croyance plus que sur la preuve et qui peut même émerger comme une critique de l’authenticité froide. C’est, d’ailleurs, dans l’observation des combinaisons entre ces deux types d’authentification que l’on trouve assurément les applications les plus riches des réflexions menées par Cohen. Enfin, la démarche permet également de régler la question du rôle du chercheur en lui assignant une place. Si tant est qu’il eut à jouer un rôle dans la reconnaissance de l’authenticité, son travail se situe du côté d’une authenticité froide dont l’affirmation n’interdit jamais à d’autres acteurs d’interpréter autrement ce qu’ils considèrent comme authentique. Mais, plus sûrement, la focale mise sur les aspects processuels de l’authentification (et non plus de l’authenticité) ont le mérite de dissiper les doutes quant à l’existence en substance d’une quelconque authenticité et d’affirmer la nécessité de porter sur elle un regard constructiviste.

Ill.1. Authentification froide/Authentification chaude (Source : Cohen (2012). Tableau traduit par l’auteur)

Le soi authentique

Sous-jacente à toutes ces réflexions, la question de savoir pourquoi l’authenticité importerait tant aux yeux des touristes reste, elle aussi, ouverte. Elle est pourtant essentielle et repose sur des bases qui peuvent apparaître fragiles. MacCannell avait pris soin d’asseoir l’intérêt d’une quête d’authenticité sur un sentiment généralisé d’aliénation ressenti par les modernes, ce que de nombreux commentateurs ont critiqué par la suite. Pourtant, aucune référence à l’authenticité ne semble se faire sans une référence à une quête qui se situe dans l’ailleurs et dans l’Autre comme un prétexte, un moyen qui vise fondamentalement une reconnexion avec soi. Pour Tom Selwyn, qui partage avec MacCannell l’idée que l’intérêt principal de l’étude du tourisme réside dans la compréhension de la nature de la société moderne, il existe trois différents types de mythes (Selwyn, 1996) constitutifs de l’authenticité. Le premier est le mythe de l’Autre authentique vers qui l’on peut partir à la rencontre par le tourisme. Le second est le mythe de l’authenticité sociale qui porte sur des modes de vies en société considérés comme perdus dans la modernité. Enfin, le dernier est le mythe du soi authentique qui présume l’existence d’un soi pur, réel, enfoui sous l’existence moderne (pour prendre la terminologie de MacCannell) ou bridé par la société de consommation (terme que semble préférer Selwyn pour parler de la condition moderne). Selon Selwyn, l’un des mythes essentiels de l’authenticité porterait donc sur le soi, et nous pourrions être tenté d’en faire le plus important, l’objet final de la quête. Après tout, les deux premiers mythes, ceux de l’Autre et de la vie sociale, ne sont que des projections qui ont pour point de départ le sentiment d’un soi aliéné ou étiolé. Leur unique but est de situer ailleurs les conditions nécessaires à l’expression du soi perçu comme authentique.

C’est dans cette perspective également que Ning Wang (1999) a proposé le concept d’authenticité existentielle, sentiment fortement basé sur le romantisme et la nostalgie que supposent les mythes de Selwyn, et qui émergerait de l’accomplissement du soi, ou plus exactement du «vrai» soi. Partageant l’obsession typologique de ses prédécesseurs, Wang divise en deux catégories son authenticité existentielle (qu’il ajoute à une authenticité «objective» et une authenticité «constructive», reprenant déjà sous d’autres termes la distinction chaud/froid). L’authenticité existentielle intrapersonnelle est relative à la réalisation du soi rendu possible par une extraction du milieu d’origine (et permise plus aisément, par exemple, en pleine nature). L’authenticité existentielle interpersonnelle est, elle, relative au partage d’une relation sociale authentique recherchée en premier lieu dans la communauté momentanément formée par les touristes (Wang emprunte à Victor Turner le concept de communitas (Turner, 1969)). Cette focale mise sur l’accomplissement du soi par le tourisme a donc permis de prolonger la réflexion sur l’authenticité. Paradoxalement, alors même qu’est parfois critiqué la portée théorique trop totalisante de la recherche de MacCannell, ces innovations à partir du concept «d’authenticité mise en scène» auront conduit à élargir le domaine de l’authenticité. Celle-ci est progressivement devenu un concept aux contours parfois mal définis, motivant ainsi certains à prôner l’abandon total de la notion (Resinger & Steiner, 2006).

Etudier et penser l’authenticité comme révélateur d’une posture ethnocentrique

Si l’on tient pour acquis le tournant herméneutique qu’a connu l’emploi de la notion d’authenticité pour analyse les phénomènes touristiques, il devient absolument nécessaire que la notion d’authenticité ou des notions voisines (on pourrait discuter pour savoir si le champ lexical élargi du vrai est suffisant pour que l’on sollicite la notion d’authenticité) soient invoquées par les acteurs eux-mêmes. Sur ce point, il est évident que l’authenticité est toujours une valeur ayant cours dans l’industrie touristique, à la fois dans la mise en scène de l’offre et dans l’expression de la demande et de la satisfaction post-expérience. De ce fait, abandonner entièrement le concept d’authenticité semble extrême. Pourtant, il convient sans doute d’en préciser à nouveau les limites.

Les principales critiques de l’authenticité ont porté sur l’idée d’une quête motrice des pratiques touristiques évoquée dans le cadre d’une théorie générale du tourisme. Tous les tourismes n’ont pas en leur cœur une recherche d’authenticité, même si l’authenticité existentielle de Wang peut apparaître comme une tentative pour appliquer l’authenticité à toutes les formes de tourisme alors que le concept initial, sous la plume de MacCannell, ne semble concerner qu’un tourisme dit «culturel». Toutefois, c’est ailleurs qu’il faut chercher les obstacles les plus importants à la revendication d’une universalité de la quête d’authenticité, non plus dans la multiplicité formelle des pratiques, mais dans la diversité des touristes eux-mêmes. Les études menés auprès des touristes chinois, par exemple, montre un faible intérêt pour l’authenticité et il semble que la modernité soit, au contraire, l’objet d’une quête touristique (Oakes, 1998 ; Nyiri, 2006). Ainsi, les cas extra-occidentaux nous invitent à mettre en doute l’universalité de la notion d’authenticité. Cela demande également qu’on ne se contente plus simplement de se référer à la «modernité» comme l’objet final des études sur les constructions de l’authenticité, la modernité n’étant pas l’apanage de l’Occident. À défaut d’un tel resserrement de cadre, on se prive sans doute d’analyser comment la catégorie «authenticité» a émergé en Occident, comme une évolution, mais néanmoins une continuité, des rapports à l’altérité révélatrice d’un certain ethnocentrisme.

Selon l’écrivain Salman Rushdie (1991), «l’authenticité [serait] l’enfant respectable du concept démodé d’exotisme» (traduction de l’auteur). En effet, les concepts d’exotisme et d’authenticité s’appliquent dans une direction identique, depuis l’Occident vers le reste du monde. En somme, c’est du grand partage fondateur de l’anthropologie (Lenclud, 1996), que procède également l’attribution de l’authenticité: d’un côté, les sociétés occidentales, modernes, mécaniques et inauthentiques ; de l’autre toutes les autres, organiques et authentiques à condition de demeurer préservées du pouvoir uniformisateur de l’Occident. En effet, l’authenticité est avant tout un marqueur de différence attestant de l’absence du Même dans l’Autre. Il est évident que l’anthropologie n’est pas étrangère à l’émergence de l’authenticité et, donc, à l’entrée de l’appréciation de la différence culturelle dans un régime de la preuve (Apchain, 2019). En effet, le tourisme partage aujourd’hui le souci qui agitait autrefois l’anthropologie (dans sa version plus culturaliste) pour des ensembles culturels indemnes d’influences extérieures. Aussi, l’authenticité fournit un exemple intéressant d’une représentation passée de la sphère académique aux pratiques culturelles (Cousin,2011).

Voir les choses ainsi a le mérite de dépasser la nécessité de supposer un sentiment d’aliénation. La recherche de l’authenticité, ou plutôt la tendance à juger de la différence selon son authenticité, apparaît en effet moins comme une quête salvatrice que comme la manifestation d’une pensée qui classe et gradue l’altérité pour s’en saisir. L’authenticité, en somme, témoigne d’une manière toute occidentale de penser les autres et leur culture.

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